Olivier Schmitt : “Les Chinois se préparent depuis vingt ans à affronter les Etats-Unis”


“Gagner la guerre avant la guerre.” Telle est la stratégie, basée sur le durcissement des entraînements, fixée depuis 2021 aux armées françaises par le chef d’état-major, le général Thierry Burkhard. Elle se révèle, dans son ambition, d’autant plus essentielle, que le conflit russo-ukrainien et la perspective d’un conflit majeur entre les Etats-Unis et la Chine interroge les capacités de réponse des forces françaises et, plus largement, des différentes armées occidentales.

Dans Préparer la guerre, Stratégie, innovation et puissance militaire à l’époque contemporaine (PUF), Olivier Schmitt détaille avec rigueur et un foisonnement de passionnants exemples les adaptations et les réformes auxquels les armées se soumettent pour mener à bien leurs missions. “Le changement peut améliorer l’efficacité militaire ou, au contraire, créer un stress sur l’organisation qui fait qu’elle est moins efficace”, explique à L’Express ce chercheur au Center for War Studies, au Danemark.

L’Express : Tous les regards militaires se portent sur le théâtre ukrainien. Quel impact sur les plans des différentes armées ?

Olivier Schmitt : C’est toujours difficile pour des armées extérieures d’observer un conflit et d’en tirer des leçons pour elles. Déjà parce qu’à moins d’être très proche du front, il n’est pas possible d’avoir des informations complètement fiables. Ensuite pour des raisons d’interprétation : ce qui est observé est-il révélateur d’une tendance ou est-ce un épiphénomène ? Lors de la guerre russo-japonaise, en 1904-1905, il y avait beaucoup d’observateurs étrangers, mais ils en ont tiré peu de choses pertinentes pour leurs propres forces armées.

Concernant l’Ukraine, il y a un consensus des pays occidentaux sur l’émergence d’une transparence du champ de bataille. Cela rend très problématique la concentration des moyens et des forces nécessaires à la percée d’une ligne de défense et complique la manœuvre, au profit d’une guerre d’attrition [NDLR : longue dans le temps et basée sur l’usure de l’adversaire].

Quelle leçon les Européens en tirent-ils ?

Le problème, c’est que les gouvernements ne veulent pas nécessairement tirer les conséquences budgétaires et organisationnelles pour leurs propres modèles de forces armées de ce retour de la guerre d’attrition, synonyme d’un grand nombre de morts et de destruction de matériel. Ils refusent, pour l’instant, d’accepter les investissements nécessaires pour densifier et massifier leurs armées. Durant la Guerre froide, alors que la garantie de sécurité américaine à leur égard était plus forte, les gouvernements européens dépensaient entre 3 et 4 % de leur PIB dans la défense. Aujourd’hui, on se félicite quand on atteint 2 %, alors qu’il y a une menace tout à fait explicite à l’Est et de forts doutes sur le maintien de la présence américaine en Europe…

Comme les gouvernements n’aiment pas les chiffres qui leur sont présentés, on cherche des solutions censées éviter de se retrouver piégés dans une guerre d’attrition, afin d’obtenir des résultats militaires rapides – ce que l’on appelle les opérations “multi-domaines” au sein de l’Otan ou, en France, “multi-milieux multi-champs” [milieux terrestre, maritime, aérien, extra-atmosphérique et cyber, ainsi que dans les champs informationnel et électromagnétique]. Mais historiquement, toute guerre majeure est toujours une guerre d’attrition dans la durée.

Plus largement, les Européens ont-ils pris la juste mesure du changement à opérer pour se tenir militairement prêt ?

Non, car on n’a pas encore souffert des conséquences de la guerre en Ukraine. On a eu un petit peu d’inflation, mais pas à deux chiffres, et pas de véritable rupture dans nos modes de vie. C’est pour cela que les discours des gouvernements sur la remobilisation sonnent creux. Il n’y a pas un investissement significatif qui permette de remonter de manière importante en puissance. Le problème, c’est que la structure des finances publiques des pays européens est très clairement orientée vers des mesures de confort pour la population. Revenir dessus aurait un coût politique énorme.

Et du côté des armées ?

Elles font en fonction des moyens qui leur sont donnés, mais également en fonction de leur perception de la menace, très variable d’un pays à l’autre. Aujourd’hui, en Scandinavie, la menace identifiée est la Russie. Et la question n’est pas tant de savoir si l’on va se battre, mais quand – et il vaut mieux que ce soit le plus tard possible. Malgré l’enveloppe budgétaire trop faible à leur disposition, les armées scandinaves sont en train de se remobiliser et de se réentraîner. La France, comme le montrent la Revue nationale stratégique et la loi de programmation militaire qui a suivi, n’a pour sa part pas réellement tranché entre trois modèles d’armées théoriques possibles.

Lesquelles ?

L’armée du Pacifique : on considère que le flanc Est de l’Europe revient à nos alliés, que l’on soutient avec la dissuasion nucléaire, tandis que l’on doit être capable d’intervenir en Indo-Pacifique, en soutien des Américains, des Australiens et des Japonais, contre la Chine. Dans ce cas-là, on a besoin de forces armées basées sur la marine, avec un complément d’aviation. L’armée d’Afrique : c’est celle des trente dernières années. On considère que les principales crises vont survenir sur le continent africain et qu’il faut être capable d’en gérer les conséquences. C’est un modèle d’armée de terre expéditionnaire avec un peu de marine et un peu d’aviation. Et il y a un troisième modèle, continental, focalisé sur la menace à l’Est : des forces blindées, mécanisées, avec de l’aviation en soutien et un peu de marine pour les abords maritimes.

Faute de choisir, quel scénario cauchemar guette la France ?

Ces trois modèles ne sont pas compatibles, car ils répondent à des hiérarchies de menaces différentes. Le risque, c’est que l’on ne puisse mener aucune de ces missions à bien, parce que nos ambitions sont trop importantes par rapport à notre modèle. La France pourrait se retrouver impliquée à la fois dans une crise en Indo-Pacifique, où il faut contribuer à rétablir la dissuasion face à la Chine, et faire face, en même temps, à une rupture du front en Ukraine. Le modèle d’armée actuel ne sera pas capable d’absorber un tel surcroît d’activités. Sans même parler des conséquences politiques : cela remettrait en cause la perception qu’ont les hommes politiques et les Français de la France dans le monde.

Oui, mais n’est-ce pas une bonne chose que la France garde des forces très polyvalentes pour basculer, le moment venu, sur le modèle d’armée adéquat ?

Non, car il n’est pas possible de basculer des capacités, des compétences et du matériel d’un modèle à l’autre. On ne peut pas créer une nouvelle division de l’armée de terre du jour au lendemain. Ni un deuxième porte-avions si, d’un seul coup, la priorité est l’Asie-Pacifique. Donner un format expéditionnaire aux armées françaises a demandé vingt ans.

Mais n’est-ce pas possible, avec une mobilisation totale de la nation et de l’économie, comme l’ont fait les Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale ?

On n’a plus la base industrielle pour cela, c’est le gros problème. En réalité, toute guerre majeure est une guerre d’attrition : il faut disposer de la capacité de détruire les matériels de l’adversaire plus rapidement qu’il n’est capable de les régénérer. C’est long et sanglant. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Américains ont mis deux ans et demi pour complètement convertir leur économie, en partant d’une base industrielle conséquente. Durant la Première Guerre mondiale, ce n’était pas fondamentalement différent, pour Renault, de passer des moteurs de voitures aux moteurs de chars, car cela nécessitait le même type de compétences. Aujourd’hui, les compétences nécessaires à l’industrie militaire ont divergé de celles de l’industrie civile.

Pourquoi cette course à l’adaptation s’annonce-t-elle décisive pour le XXIe siècle ?

On n’a pas beaucoup de données permettant des comparaisons pertinentes, en particulier dans l’hypothèse d’une guerre Chine-Etats-Unis, qui serait principalement navale, car on n’a pas connu d’affrontements en mer de haute intensité depuis la Seconde Guerre mondiale. Les conflits militaires de haute intensité récents sont la guerre Iran-Irak, la guerre du Golfe et l’Ukraine. Quel que soit le conflit pour lequel on se prépare, on va nécessairement être surpris. Il faut donc investir dans la capacité de flexibilité des armées, pour qu’elles soient capables de se réinventer très rapidement.

Comment crée-t-on de la capacité d’adaptation face aux surprises du champ de bataille ?

Il est important qu’il y ait un débat militaire ouvert, que les militaires comme les civils puissent débattre des moyens d’emploi de la force. Ainsi, en cas d’échec ou de difficulté, on disposera d’une espèce de répertoire intellectuel où puiser, sans avoir à réinventer, au moment d’un conflit, une tout nouvelle réflexion.

Comment y parvenir ?

D’abord par des revues militaires préexistantes et par des débats organisés sur les modalités d’emploi de la force, qui peuvent être publiques ou privées. Il faut aussi que les officiers soient préparés et disposent de ce répertoire. Cela se fait en suivant un cycle d’enseignement militaire supérieur qui a deux fonctions pour les officiers : d’entraînement, où il s’agit d’appliquer les procédures et d’apprendre les méthodes de planification ; et d’éducation, pour acquérir de la flexibilité intellectuelle. Le troisième versant, c’est la création de réseaux informels : le capitaine ou le colonel qui se retrouve dans un état-major et qui a un problème tactique ou opératif particulier va pouvoir compter, par exemple, sur un camarade de promotion, qui est sur le front, avec qui il va pouvoir échanger des idées.

La France s’y prend-elle bien dans cette formation ?

En termes de réseau, il y a de multiples occasions pour les militaires français de se croiser. Mais le débat militaire est problématique, et je trouve que le phénomène à tendance à s’accentuer. Les forums de discussion (revues, etc.) sont très faibles au sein des armées elles-mêmes ; et il y a en outre une hostilité croissante au fait que les civils puissent parler de ces sujets. C’est un vrai problème, car cela empêche une discussion sérieuse sur les modalités d’emploi de la force.

L’autre problème, pour moi, tient à notre modèle d’enseignement militaire supérieur. La France est un pays qui sait très bien sélectionner, mais néglige le volet éducation, et les armées ne font pas exception. Le modèle actuel, qui repose en très grande partie sur une succession d’intervenants extérieurs venant livrer des cours magistraux est un modèle pédagogique dépassé qui revient fondamentalement à donner une succession de photos, mais pas les moyens de penser le film. Pour cela, il faut fournir des concepts et des manières de réfléchir qui seront utiles pour le reste de la carrière, c’est-à-dire construire des enseignements dans la durée basés sur la littérature scientifique en études stratégiques.

Car la théorie a une dimension éminemment pratique : elle permet de comprendre comment créer des relations causales entre ce que l’on observe et ce que l’on veut obtenir. Avant d’expliquer la situation en Méditerranée orientale en 2024, il faut expliquer ce qu’est une escalade militaire ou un dilemme de sécurité, avant de l’appliquer, par exemple, au moyen d’un jeu de guerre, à cette situation en Méditerranée orientale. Là, on apprend à réfléchir à une dynamique et à des relations de causalité. Mais il y a là une résistance culturelle : les militaires savent parfaitement s’occuper de la partie entraînement et socialisation, c’est leur métier, mais ils ne savent pas faire sur la partie éducation, et ne veulent pas l’admettre, en partie par anti-intellectualisme et survalorisation de “l’expérience”, au détriment de l’analyse.

Pour autant, le changement militaire garantit-il le succès ?

Le changement peut améliorer l’efficacité militaire, ou, au contraire, créer un stress sur l’organisation qui fait qu’elle est moins efficace. Intégrer de nouvelles technologies s’accompagne de nouvelles doctrines, de nouveaux parcours de formation, pas toujours matures. C’est ce qui est arrivé aux Britanniques lors de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’ils ont été contraints d’en revenir à leur précédente doctrine d’emploi des chars après les combats dans le désert. D’où l’importance d’avoir un répertoire d’idées sur lequel s’appuyer.

Un autre exemple : au Vietnam, les Américains se sont militairement très bien adaptés, contrairement à la légende répandue. Mais ils ont quand même perdu, parce que la guerre, ce n’est pas seulement le combat, mais aussi la production de matériel à l’arrière et le soutien de la nation. De même en Afghanistan : les armées occidentales se sont bien adaptées avec des tactiques de contre-insurrection à partir de 2008-2009 qui ont eu un effet militaire pendant un certain temps. Cela n’a pourtant pas permis de résoudre la situation politique, car les talibans ne se sont jamais avoués vaincus. Or la guerre c’est, à travers l’utilisation de la force, convaincre l’adversaire qu’il a perdu.

Quels écueils les Etats-Unis doivent-ils éviter dans leur préparation militaire contre un possible conflit avec la Chine ?

Il y a d’abord un aspect purement politico-stratégique : les discours et les attitudes vis-à-vis de la Chine peuvent contribuer à renforcer un dilemme de sécurité et à dégrader la situation. C’est valable aussi bien pour les Américains que pour les Chinois. Militairement, on ne sait pas à quoi ressemblerait un affrontement entre les deux grandes puissances au XXIe siècle. Si on essaye de faire l’avantage comparatif, les Américains disposent d’une pratique opérationnelle bien supérieure. Ils savent gérer la friction, ils ont des procédures rodées. Le critère de l’expérience joue en leur faveur. Là où il y a un avantage pour les Chinois, c’est qu’ils se préparent depuis vingt ans pour un adversaire, les Etats-Unis. Donc ils ont optimisé, en théorie, leurs doctrines et leurs entraînements en vue de cet adversaire.

Qu’en est-il de la préparation de Taïwan, nettement plus petit que la Chine continentale ?

L’une des critiques récurrentes du modèle militaire taïwanais est le fait qu’il a été influencé par les ventes d’armes américaines. Il a tendance à investir dans des matériels performants, chers, mais en nombres peu suffisants, pour conduire une grande bataille de ralentissement face à la Chine, le temps que les Américains arrivent. L’un des modèles alternatifs, ce serait au contraire d’adopter une stratégie de dissuasion par déni d’accès, avec beaucoup de défenses antiaériennes, des mines navales pour compliquer une opération amphibie et des missiles à moyenne et longue portée pour cibler des regroupements chinois. L’objectif serait de rendre le coût d’une invasion trop important, et donc de dissuader la Chine de l’initier.




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