“Vous pouvez l’appeler président”, souffle sa conseillère, sur le ton de la confidence. Rose aux joues, sourire fugace, coquetterie adolescente de l’intéressé. En cette veille de fête du travail, Thierry Blandinières goûte avec plaisir sa fraîche nomination. Président du club de rugby de Brive, le CAB – le Cercle athlétique de Brive Corrèze Limousin. Le graal pour ce Corrézien pur jus et ancien n° 10 de l’équipe cadette de la ville. Dans la vraie vie, celle des affaires, Thierry Blandinières n’est – que – directeur général d’InVivo. Un titre qui vaut bien une couronne tant ce groupe, en une poignée d’années, est devenu tentaculaire.
InVivo ne dit rien au grand public. Pourtant, des millions de Français croisent son chemin quotidiennement. On mange, on boit, on vit avec InVivo. En l’espace d’une décennie, ce patron en a fait un géant agricole. Quelques chiffres pour s’en convaincre : 12,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires l‘an passé, multiplié par quatre en dix ans, 14 500 salariés, des acquisitions au pas de charge dans le monde entier. Leader européen dans le commerce de céréales, champion mondial du malt, troisième producteur de vin en France, premier meunier hexagonal, n° 1 tricolore dans les jardineries, poids lourd dans la viennoiserie industrielle, la boulangerie, la fourniture de services aux agriculteurs… Une centaine d’ingénieurs planchent dans une digital factory pour pondre, grâce à l’intelligence artificielle, de nouvelles applications qui permettent aux agriculteurs, en quelques clics sur leur smartphone, de consommer moins d’eau ou d’engrais sur chaque parcelle.
Après la fronde du printemps et alors que des milliers d’agriculteurs attendent le pied sur l’accélérateur du tracteur la concrétisation des promesses gouvernementales, l’insolente santé d’InVivo interroge. Evidemment, ceux qui rêvent encore d’une agriculture vivrière et dorment avec l‘image sépia de Martine à la ferme froncent les sourcils. InVivo, c’est l’incarnation de l’agrobusiness. Le mariage improbable de la finance et de la technologie, au service d’une forme de souveraineté alimentaire.
Ne cherchez pas le groupe dans la liste des baleines du CAC 40. L’entreprise n’est pas cotée. Un ovni dans le capitalisme français. InVivo est une union de coopératives – près de 200 – parmi les plus grosses que compte la France. Une sorte de gigantesque poupée russe, un empilement de structures au sommet desquelles règne Thierry Blandinières. Derrière le logo, des marques puissantes : celles pilotées en direct telles Jardiland, Gamm Vert ou les boulangeries Louise. Et puis toutes celles appartenant aux coopératives adhérentes, Delpeyrat, Comtesse du Barry, Paysan breton, Francine, Daddy ou Loïc Raison… Aujourd’hui, 3 agriculteurs sur 4 en France dépendent directement ou indirectement de ce géant.
Blandinières, il a la grinta
La tête un peu rentrée dans les épaules, le buste penché en avant comme s’il s’apprêtait à foncer dans la mêlée, Blandinières ne défend pas son bilan. Pas besoin. Il déroule sa vision, taclant au passage le Green Deal, le Pacte Vert voté à Bruxelles : “Un projet de décroissance dangereux, qu’il faut urgemment retoucher.” Le DG voit grand. Dans un monde de plus en plus fragmenté où la géopolitique revient au centre du jeu, seul le rapport de force compte. Alors, sa stratégie, c’est grossir. Grossir à tout prix pour atteindre une taille critique et tenir tête aux autres mastodontes, Cargill et consorts, pour peser sur les marchés et ne pas subir. Gros mais agile, une injonction contradictoire. Qu’importe. Pour ce capitaine – lui préfère dire meneur de jeu -, il suffirait d’oser. Intégrer verticalement toujours plus de filières : en clair, maîtriser toutes les étapes, de la production à la distribution en passant par la transformation. Pour conserver la valeur créée, au service, en bout de chaîne, des agriculteurs. Cette intégration, il l’a mise en musique avec le blé : InVivo a la main aujourd’hui sur une large part de la collecte en France, la transformation en farine, l’industrialisation avec Neuhauser qui inonde en croissants et pains au chocolat une bonne partie de la grande distribution, dont Lidl, jusqu’aux boulangeries Louise, rachetées il y a deux ans. Sa dernière boutique ouverte sur les Champs-Elysées l’été dernier est un carton. Le symbole du rêve fou qu’ont toutes les coopératives agricoles depuis des lustres : vendre directement aux consommateurs. Bref, se passer des enseignes et intégrer le club de la grande distribution.
Thierry Blandinières, l’homme le plus puissant de l’agriculture française ? Poser la question, c’est presque donner la réponse. “C’est indéniablement un type avec lequel il faut compter”, répond sobrement Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, premier syndicat agricole. Ses détracteurs s’agacent. Blandinières serait surtout un financier, un joueur de Monopoly, achetant et vendant au gré des opportunités, touchant le jackpot à chaque passage par la case départ. A quoi bon tous ces milliards dégagés par la structure de tête si l’éleveur du Cantal ou le vigneron du Languedoc crèvent en silence ? Dans la grande distribution, on parle de lui avec la condescendance de la vieille aristocratie face aux gesticulations d’un parvenu : “Il se croit bien plus gros qu’il n’est en réalité, persifle le patron d’une grande enseigne française. Ne s’est-il pas cassé les dents sur Casino ?” Christiane Lambert, l’ex-n° 1 de la FNSEA, joue les juges de paix : Blandinières, il a la grinta.
La grinta, donc. Entendre, le culot, la niaque, la réussite. Ce sexagénaire est un caméléon, aussi à l’aise avec un viticulteur du Tarn qu’avec l’un des big bosses de KKR, l’un des plus gros fonds d’investissement new-yorkais. Il claque la bise au couple Hollande-Gayet, a convaincu cette dernière de rejoindre le conseil de surveillance du club de Brive, s’encanaille avec le clan Bolloré – il serait très proche de Yannick, le PDG de Havas –, tape dans le dos de Ian Osborne, le milliardaire britannique, patron d’Hedosophia, un fonds spécialisé dans la tech. Tellement « pote » que ce dernier a accepté de prendre plus de 30 % du capital du club de Brive. La frontière entre business et ovalie est poreuse : InVivo a été sponsor officiel de la dernière Coupe de monde de rugby, Jardiland l’est du CAB.
Où se situe Blandinières dans la cartographie du patronat français ? Hors champ, assurément. Ce petit-fils de commerçants – il a perdu son père très jeune – a grandi dans la cité corrézienne. Une prépa HEC au lycée Fermat de Toulouse et un diplôme de l’école supérieure de commerce de Nantes. Il fuit les restaurants étoilés des palaces parisiens, n’a jamais été invité à un dîner du Siècle, ne toque pas à la porte des instances du Medef ni à celle de l’Afep, le club des plus grandes entreprises françaises. Comme lui, ses réseaux cultivent la discrétion, voire le secret. Jacky Lorenzetti, le puissant patron du Racing 92 et de Paris la Défense Arena, l’armateur Philippe Louis-Dreyfus, Frédéric Gervoson, l’invisible président du groupe Andros, ou Daniel Derichebourg, le spécialiste du recyclage de déchets. Chez ces gens-là, on ne cause pas, on bosse. Sa seule démonstration de force, c’est une fois par an lors de la convention annuelle d’InVivo. Des milliers d’adhérents s’entassent dans le palais des congrès de la porte Maillot, à Paris, juste en face du siège du groupe, pour assister, mi-médusés, mi-galvanisés, à une séance de coaching de masse délivrée par Sébastien Chabal, l’ancien troisième ligne centre du XV de France, ou Dan Carter, le flamboyant demi d’ouverture néo-zélandais. En fin de soirée, quand les cravates tombent, le DG pousse volontiers la chansonnette, incollable sur les tubes de Joe Dassin.
A l’école Procter & Gamble
Thierry Blandinières est arrivé un peu par hasard dans le monde agricole. Son école – peut être la plus dure – a été celle du géant américain Procter & Gamble au début des années 1980. Prière de tenir les objectifs, mais surtout de les dépasser. Des années à vendre de la lessive partout sur la planète, puis ce sera Avon à Londres, avant le retour en France à la tête de l’Européenne de gastronomie. Avec l’ambition – déjà – de créer le premier groupe alimentaire de luxe. Ses pas le mènent ensuite à Limoges, à la tête de Madrange, un groupe familial poussiéreux qu’il réinvente pour en faire le n° 1 français du jambon : en dix ans, l’usine historique en bord de Vienne triple de volume, et le chiffre d’affaires passe de 350 millions de francs à 650 millions d’euros. Même régime de sumo quand il prend les commandes en 2003 de Maïsadour, l’une des plus grosses coopératives agricoles du Sud-Ouest : en une décennie, les résultats grimpent de 450 millions d’euros à son arrivée à 1,5 milliard lorsqu’il s’envole pour diriger InVivo en 2012.
Là, son appétit vorace trouve un terrain de jeu mondial. Il multiplie les acquisitions, en Chine, en Russie, au Brésil, aux Philippines, aux Etats-Unis. Dans l’Hexagone, il rachète des meuneries, Jardiland, Cordier dans le vin. Et surtout, en 2021, le groupe Soufflet, leader mondial des céréales, qui lui ouvre grand les portes du négoce international. “Jamais vous ne l’aurez”, l’avait pourtant prévenu Michel Soufflet, le président du groupe, lors d’une première tentative d’approche deux ans plus tôt. Le vieux patron veut alors vendre, des Canadiens reniflent la bonne affaire. Bruno Le Maire tique. Après tout, Soufflet coche la case des actifs stratégiques, et Bercy peut mettre son veto si l’acheteur étranger ne lui sied pas. Blandinières attend son heure. Un coup de fil à l’été 2021 accélère les choses : la famille Soufflet serait prête à discuter. En six semaines, le patron d’InVivo boucle son offre. Le contrat est signé à la mi-décembre 2021, pour un peu plus de 2 milliards d’euros. Le ministre de l’Economie salue l’opération. L’encre est à peine sèche que Blandinières s’envole pour Chicago. Dans un hôtel désert, il commence à négocier pied à pied un autre rachat, celui d’UMG, un géant australien spécialisé dans le malt. Montant de l’opération : plus de 1,5 milliard de dollars. Il faut bien rassasier l’ogre.
Durant ces longs mois de confinement, trois hommes ont eu le temps de décortiquer la boulimie de Thierry Blandinières. Pas vraiment des perdreaux de l’année. Le banquier d’affaires Matthieu Pigasse, Xavier Niel, le multimilliardaire fondateur d’Iliad, et Moez-Alexandre Zouari, le trublion de la grande distribution, propriétaire de Picard. Ensemble, ils ont créé 2MX Organic et affiche de grosses ambitions dans la distribution alimentaire et les circuits courts. Pourquoi ne pas se fiancer avec Blandinières ? C’est chose faite en août 2022 : InVivo apporte ses jardineries, ses magasins Frais d’ici, et prend 75 % du capital de la nouvelle société, baptisée Teract. La première cible est rapidement trouvée : le groupe Casino et ses multiples enseignes, en pleine déconfiture. Jean-Charles Naouri, le patron du groupe, est aux abois, les pertes sont abyssales. Pour Thierry Blandinières, c’est une occasion en or de faire une entrée fracassante dans la grande distribution. Sauf que, très vite, la fine équipe flaire qu’il faudra mettre sur la table bien plus que ce que Naouri leur vend. Qui pour sortir le carnet de chèques ? Blandinières a dépensé beaucoup d’argent dans ses assauts répétés, et le trio Pigasse-Niel-Zouari fait mine de regarder ailleurs. “Les tensions au sein de Teract sont vite apparues. Et puis, il y avait trop d’ego dans la salle”, se souvient un avocat au cœur du dossier. Après quelques mois de discussions, le patron d’InVivo claque la porte. On connaît la suite. Le trio tentera vainement de pousser ses pions, mais c’est Daniel Kretinsky, le milliardaire tchèque, qui mettra la main sur Casino.
Le premier revers du patron d’InVivo ? “Pas du tout, c’était faire prendre trop de risques au groupe”, répond Thierry Blandinières. Et puis les projets, ça va, ça vient. Début avril, il s’est envolé à Singapour, humer l’air des magasins So France : des concept stores vitrines de la gastronomie française, flanqués d’un restaurant. “Son problème aujourd’hui, c’est son endettement, il est au maximum”, souffle un fin connaisseur de l’entreprise. Lui assure vouloir poursuivre son développement, dans la boulangerie notamment. Il se murmure qu’un rapprochement avec Bernard Blachère, le fondateur des boulangeries Marie Blachère, phénomène de ces dernières années, serait possible. Après tout, InVivo livre déjà une bonne partie des farines que son concurrent transforme en baguettes. Et il a d’autres projets, dans le malt, les engrais… Et le Top 14. A Brive, le nouveau président a déjà fixé le cap : sortir des tréfonds de la deuxième division et retrouver les sommets atteints en 1997 quand le club a décroché la Coupe d’Europe. Les joueurs sont prévenus. Toucher la terre promise ou manger la pelouse.
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