Luc Chatel : “L’industrie automobile est face à une mutation historique”


Transition climatique, intelligence artificielle, véhicule autonome, électrification : jamais les constructeurs n’ont dû affronter autant de mutations en même temps. L’Express a fait le point sur l’état du secteur avec Luc Chatel, président de la Plateforme automobile, ancien ministre de Nicolas Sarkozy.

L’Express : Les immatriculations ont enregistré un record en 2023. Cette dynamique laisse-t-elle entrevoir le bout du tunnel pour le secteur automobile ?

Luc Chatel : Les immatriculations ont effectivement progressé de 16 % en France, mais il ne s’agit que d’un sursaut. Elles demeurent toujours inférieures de 20 % par rapport à 2019. Depuis l’épidémie, nous avons perdu, en cumulé, l’équivalent de douze mois de ventes ! Ce qui veut dire que l’industrie automobile fait face à la plus grande transformation de son histoire, la conversion à l’électrique, à un moment où le marché européen, et français en particulier, est historiquement bas. Avec 1,8 million de véhicules neufs en 2023 et 1,6 million en 2022, nous sommes revenus au niveau d’activité du début des années 1970.

La baisse du pouvoir d’achat explique-t-elle cette atonie ?

Plusieurs facteurs se conjuguent, dans un contexte où l’acheteur d’une voiture neuve a environ 59 ans et où l’âge moyen du parc dépasse les 11 ans. L’inflation en est un, avec, pour conséquence, des reports d’intention d’achat. L’impact sur les prix du passage à l’électrique en est un autre. Le coût d’un véhicule à batterie est globalement 50 % plus élevé que son équivalent thermique. Les pouvoirs publics ont donc décidé unilatéralement de mettre fin au moteur à combustion interne pour retenir une solution plus chère pour le consommateur, et qui va le rester durablement. Enfin, comme dans toutes les phases transitoires, les clients se retrouvent un peu perdus. Ils ne savent pas toujours quel choix effectuer.

La valse des aides ne contribue-t-elle pas à les dérouter un peu plus ?

Depuis que j’ai signé le contrat stratégique de la filière 2018-2022, nous avons toujours dit à nos interlocuteurs que le consommateur avait besoin de soutiens à l’achat, le temps de compenser cet écart de prix, avec des dispositifs pérennes et stables. Car le changement permanent les rend illisibles pour le client.

Le gouvernement a investi massivement dans les aides à l’achat. Elles représentent une enveloppe de 1 milliard et demi dans le budget cette année. C’est donc très significatif. Mais les règles ne sont pas restées invariables depuis le début. L’instabilité de la réglementation est sans conteste préjudiciable au marché.

La suppression, cette année, des mesures incitatives pour le marché des professionnels, qui représentent 50 % des ventes, représente une autre mauvaise nouvelle. D’autant que c’est un secteur qui joue un grand rôle de prescripteur. Rien de mieux que les flottes d’entreprise pour familiariser les salariés avec les avantages de la conduite électrique.

Nous mesurons bien sûr les contraintes qui pèsent sur les finances publiques. Mais regardez notre voisin allemand. Depuis la suppression des aides en décembre, nous assistons à un effondrement inquiétant des ventes d’électriques. Celui-ci diminue déjà la part de marché de ces modèles en Europe et fait peser un risque sur le respect des objectifs de la norme européenne CAFE pour 2030 [NDLR : qui impose un rejet maximal de 59 grammes de CO2 par kilomètre aux véhicules neufs].

La décarbonation de l’industrie française est-elle bien engagée ?

La filière automobile est sans doute la première à changer totalement de modèle et à apporter des solutions au défi climatique. De ce point de vue, en matière de décarbonation, le principe d’écoconditionnalité des aides à l’achat, décidé en France fin 2023, est une bonne chose. Les émissions de CO2 sont désormais mesurées sur l’ensemble du cycle de vie du véhicule, y compris, donc, pendant les phases de production et de transport. Nous avions regretté, au moment où a été prise la décision de mettre fin aux moteurs thermiques en 2035, que les mesures se limitent aux seules émissions à la sortie du pot d’échappement. La neutralité carbone encourage les industriels à tenir leurs objectifs.

Nos constructeurs nationaux et nos équipementiers sont bien positionnés pour ce virage. L’automobile investit en France comme jamais depuis cinquante ans ! L’ensemble des acteurs transforme ses usines et innove pour relever le défi.

Tout l’enjeu consiste maintenant à reconstituer les chaînes de valeur. L’Europe a décrété un changement de braquet sans prévoir un grand plan stratégique industriel et sans mesurer les conséquences sur la souveraineté manufacturière. Elle a choisi une technologie dont notre continent ne maîtrise pas l’ensemble des chaînons. Nous ne savions pas produire de batteries en France. Heureusement, la situation s’améliore. Des giga-usines sortent de terre, des projets d’extraction de lithium apparaissent, une mise en œuvre du raffinage des métaux précieux se précise. Nous reconstituons progressivement les maillons de cette nouvelle chaîne de valeur.

Quelles sont les conséquences de ce basculement ?

Il y a certes un phénomène de “destruction créatrice” avec l’apparition de nouveaux métiers. L’an dernier, 82 000 intentions d’embauche ont été enregistrées. Mais ne nous leurrons pas : le secteur perdra environ 65 000 emplois dans les prochaines années. Il s’agit dès lors d’anticiper et de préparer les salariés aux professions de demain. L’école de la batterie dans les Hauts-de-France, récemment inaugurée, dispense ainsi une formation de 400 heures à des ouvriers qui travaillaient sur des lignes d’assemblage pour devenir opérateurs dans les giga-usines.

Il existe aussi des perspectives de reconversion dans le reconditionnement le recyclage et la déconstruction. Dans notre nouveau contrat stratégique avec l’Etat, les régions et les partenaires sociaux, nous consacrons tout un volet à cette filière. Des entreprises existent, mais elles sont aujourd’hui de petite taille et disséminées. Il faut les consolider, ce qui permettra de créer de nombreux emplois.

Pour le reste, la voiture doit rester un produit populaire et accessible, c’est la recette de son succès par le passé. Les constructeurs sont au rendez-vous, mais la situation est plus difficile pour le consommateur. Pour le rassurer, nous devons notamment multiplier les infrastructures de recharge. Nous observons une nette accélération des installations des bornes depuis deux ans, notamment sur les autoroutes. Toutefois, le plus dur reste devant nous : il va falloir passer de 120 000 points d’avitaillement à 400 000 en 2030 ! Le problème est qu’il existe une multitude d’intervenants et d’opérateurs : les sociétés d’autoroutes, des énergéticiens, des collectivités locales, des opérateurs spécifiques. Tout cela ne facilite pas les décisions. L’acheminement des lignes électriques, notamment pour les charges rapides, prend également du temps. Il faut enfin compter avec les questions relevant de l’occupation du domaine public et les complexités administratives. Ce sont des défis majeurs à relever.

Un article du dossier spécial “Automobile” de L’Express, paru dans l’hebdo du 18 avril.




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