Jordan Bardella, la véritable histoire d’un livre maudit : Achilli licencié, vrai-faux coming out…


Dans la coulisse du livre de Jordan Bardella, la toile d’une araignée qui, quinze mois durant, distilla son poison, mêlant dans ses fils paquet de chouquettes, chanson d’Aznavour et vrai-faux coming out – à croire que les livres des chefs du RN n’ont, au fil des années et malgré les succès électoraux, pas perdu de leur puissance maléfique. Une partie de l’histoire surgit en pleine lumière ce 13 mars, lorsque Le Monde révèle que Jean-François Achilli, journaliste et éditorialiste politique à France Info, a participé à la rédaction de l’autobiographie du président du Rassemblement national. Celui-ci souhaite depuis longtemps enrôler dans son projet livresque des personnages connus et des marques réputées, une touche mainstream qui assoira sa respectabilité. Il n’ignore rien des difficultés que ses mentors, Marine et Jean-Marie Le Pen, eurent en leur temps, aussi veut-il un livre chez un éditeur de bon aloi, et il en parle, mi-plaisantin mi-ingénu, aux routiers du journalisme qu’il croise.

Le 27 février 2023, il espère en apprendre plus, comprendre le marché de l’édition grand public, ses recettes, ses techniques de promotion. Ce soir-là, il dîne en effet chez Iannello, son restaurant italien favori, boulevard Exelmans à Paris, avec deux figures de chez Fayard, auguste maison née en 1857. Le patron calabrais, Corrado Iannello, sort de cuisine pour le saluer et serrer la main de ses trois commensaux. Outre l’attaché de presse du RN, Vincent Chabert, l’autrice Fayard et politologue Chloé Morin, ancienne du cabinet de Manuel Valls, longtemps attachée à la Fondation Jean-Jaurès, dirigeant désormais sa propre société de conseils “POLLitics”, et le directeur de la presse chez Fayard, Maxime Lledo, 24 ans, cravate en laine, recrue dynamique de la nouvelle patronne Fayard, Isabelle Saporta.

Autour de pâtes délicieusement assaisonnées, le politique évoque son envie d’écrire. Il paraît ignorer que Chloé Morin est la compagne de Jean-François Achilli, auquel quelques semaines plus tard, il demandera de l’aide. Qui est à l’initiative de ce dîner ? Chloé Morin, ardente avocate de son compagnon dans la tourmente, pointe une initiative de Maxime Lledo. Il aurait, d’après elle, voulu convaincre le politique de publier chez Fayard, but qu’il poursuivra jusqu’en ce début d’année, pressant Bardella de textos lui proposant de rencontrer Isabelle Saporta, ce qui jamais ne se fit. Des tentatives que le communicant dément, bien que l’entourage de Jordan Bardella nous confirme l’information, se souvenant de ses infructueuses propositions de rendez-vous. Interrogée, Isabelle Saporta découvre l’existence du dîner comme des messages. Elle dit n’avoir d’aucune manière mandaté Maxime Lledo, et n’avoir jamais envisagé de publier l’auteur RN. Quoiqu’il en soit, vers 22 heures, chacun repart de cette bonne table italienne et personne ne se souvient qui paya. Quinze mois plus tard, le livre de Jordan Bardella est suspendu, son éditrice Lise Boëll écartée, son conseiller éditorial Fabrice d’Almeida, obstinément muet, la maison Fayard décapitée, et Jean-François Achilli, premier lecteur du manuscrit en friche, licencié de France Info pour “faute grave”. Le journaliste, professionnel réputé, demeure, aux dires de ses proches, convaincu d’avoir agi correctement.

Il lit Sarkozy à la plage

Bardella et lui font connaissance en 2017. Le fidèle de Marine Le Pen n’est encore que le joker robotique répondant quand sa patronne n’a pas le temps. Sur le plateau de France Info, Tout est politique, émission diffusée de 21 à 22 heures, Achilli le reçoit une première fois en mars 2018. Ce soir-là, l’apparatchik aux maxillaires chiraquiennes le surprend. Il est très doué. Pro, clair, calme. Suivent deux déjeuners en sept ans, le second à l’été 2023. Le journaliste, pragmatique, est convaincu que face au RN, tout est vaine posture. 88 députés, une possible victoire à la présidentielle, seul compte, à l’en croire, le travail journalistique – ni morale, ni militantisme, des questions et des faits. Ce Bardella policé l’intrigue. Lors de ce déjeuner, le président du RN, qui sollicita l’entrevue, lui demande conseil. Pourrait-il relire les chapitres de son autobiographie ? Lui donner son avis ? Il le flatte, soulignant avoir apprécié son ouvrage coécrit avec Charles Pasqua (Le serment de Bastia, 2016, Fayard). Un drôle d’objet d’ailleurs, des passages écrits par le truculent ministre RPR, entre lesquels s’intercalent des entretiens menés par le journaliste radio. Jean-François Achilli est séduit par sa confiance, grâce à laquelle il croit pouvoir obtenir un livre d’entretiens. Ils se quittent ainsi, liés, contraires et indécis.

Au même moment, toujours l’été dernier, à Radio France, employeur de Jean-François Achilli, c’est le grand ménage. La direction, ayant découvert que des journalistes ont réalisé des prestations auprès d’entreprises privées, tempête. Dorénavant, tout projet extérieur, rémunéré ou pas, doit être signalé à la hiérarchie et approuvé. Funeste collision du calendrier, seulement le journaliste, n’étant pas engagé dans une relation contractuelle, ne voit pas le carambolage. Il sera toujours temps, songe-t-il, si Bardella accepte le livre à deux voix, de signaler le projet. Jusqu’à l’automne finissant, le président du RN lui adresse par mail ses écrits. Le journaliste commente dans la marge du fichier Word, il annote, indique quels passages développer, quels autres raccourcir, un job de conseiller réalisé sur son ordinateur personnel. Aucune entrevue, des appels, des textos. Achilli veut croire encore qu’il parviendra à le convaincre de se soumettre à l’exercice, plus humble et plus risqué, du questions-réponses. Car le journaliste, 61 ans, a des envies de livres. Depuis trois ans, plusieurs projets, tous enlisés, l’ont occupé. Un livre avec “un dinosaure de la Sarkozie”, deux autres avec des fidèles de Macron, rien de ferme, des conversations, des promesses vagues.

L’obsède surtout son écriture personnelle, le récit du cancer de la gorge qui terrassa en 2016 ce sportif n’ayant jamais touché une cigarette. Un ouvrage dont il parle à des éditeurs, qui tordent le nez ; le cancer ne fait pas vendre. Et pendant ce temps maussade, les écrits de Bardella lui parviennent dans sa boîte mail. Il s’y plonge, fasciné d’être le seul, le premier, à tout apprendre de ce personnage cadenassé. Les parents immigrés, la cité de Saint-Denis qui lui rappelle celle où lui-même, garçonnet élevé dans une famille modeste, a tenu les murs dans les années 1970 à Avignon. Cette nuit démente où le futur protégé de Marine Le Pen assiste depuis la cuisine à l’assaut policier dans un immeuble de Saint-Denis. Quelques heures auparavant, Paris fut ensanglanté par les attentats islamistes. Cette autre scène encore, où le militant décrit son appartement, dont une fenêtre donne sur la cité pourrie et l’autre laisse deviner les lumières de la capitale. Etrange et insidieux miroir dans lequel le professionnel de l’information retrouve des bribes de sa propre jeunesse. Naïveté ? Imprudence ? Proximité radioactive ? En tout cas, aucun credo politique partagé, mais un calendrier opportun, car le sexagénaire n’a pas le moral. Dans la rédaction de France Info, il prend mal ce même automne de devoir partager son plateau avec Bérengère Bonte. De nombreux invités racontent ses mimiques – yeux au ciel et soupirs – quand sa consœur prend la parole. Ambiance exécrable. Jordan Bardella, lui, le flatte, songez que demain ce même pas trentenaire qui lui dit tout pourrait devenir Premier ministre d’un gouvernement d’union de la droite ? Et puis, sans contrat, ni engagement, le journaliste croit pouvoir s’éloigner quand il lui plaira, personne, jamais, ne saura qu’il a lu et commenté ce texte.

Le vrai-faux coming out

Soudain, le responsable RN l’informe avoir trouvé une éditrice : Lise Boëll, la fougueuse tête de Plon, connue pour avoir – chez Albin Michel – fait des “best”, l’expression est d’elle, avec des figures de la droite radicale telles qu’Eric Zemmour ou Philippe de Villiers. Jean-François Achilli ne s’émeut pas de voir l’éditrice – “Madame Zinzin”, comme il la qualifie auprès de ses amis -, connue pour son goût des auteurs réacs, entrer dans la danse. Toutefois, il tente, ultime coup de volant, d’imposer sa ligne, il faut envisager le livre d’entretiens. Boëll ne l’entend pas de cette oreille. “Je me fiche des livres politiques, c’est rasoir, moi je voulais l’histoire de ce gamin Jordan né de parents immigrés en banlieue qui, à 14 ans, rejoint le RN”, confirme-t-elle.

La quinquagénaire traverse alors une passe tourmentée. Ses jours à la direction de Plon, filiale d’Editis, groupe racheté par Daniel Kretinsky, sont comptés. Vincent Bolloré, qui a avalé le groupe Hachette, devrait la nommer sous peu à la tête de Fayard, décapitant au passage Isabelle Saporta. Elle y croit tant qu’elle annonce à Bardella l’appétissant scénario. Son livre édité sous la jaquette Fayard, aux couleurs d’Hachette, troisième éditeur mondial, l’aubaine. Bardella s’y perd dans ces rumeurs, au point d’appeler Chloé Morin. Saurait-elle lui expliquer pourquoi Maxime Lledo de chez Fayard lui propose encore de rencontrer Isabelle Saporta, alors qu’on la dit licenciée ? À quoi cela pourrait-il lui servir? Est-ce possible qu’entre maisons d’éditions du même groupe, on tente de récupérer des livres engagés?

Bientôt, finis ces scénarii hypothétiques, Lise Boëll est nommée, non pas chez Fayard, mais à la direction d’une de ses filiales, Mazarine. Moins prestigieux, mais tout de même une marque, un bureau, un budget, et aussitôt la nouvelle boss se concentre sur ce nouvel auteur qui va tout fracasser. Elle le pousse à la confession intime, très intime, elle veut de la chair, du cœur, de l’âme, des histoires d’amour, lui rédige un plan. Jean-François Achilli, mal à l’aise, ne partage pas ces visées, aussi est-il décidé, pour la première fois, de se réunir. Une séance de travail, la seule physique, à trois. Où ? La question n’est pas dérisoire. Bardella et Boëll proposent un petit-déjeuner dans un café de la capitale, le journaliste accepte, puis se ravise. Trop exposé. Il met à disposition un lieu privé, en banlieue parisienne, peine à les convaincre puis obtient gain de cause. Lise Boëll, riante, arrive avec son ordinateur, une assistante et un bouquet de fleurs. Sur la table, des chouquettes. Jordan Bardella est ponctuel, imperturbable. Elle leur présente la couverture du livre – le demi-visage de Bardella en gros plan – un titre “Jordan”, elle s’enthousiasme : on va faire comme Harry, dit-elle, une référence au livre édité chez Fayard autour du prince Sussex vendu à 200 000 exemplaires. Elle poursuit, exigeant qu’un chapitre soit consacré à sa vie privée, ou plus précisément aux rumeurs concernant l’orientation sexuelle du président du RN. Ce chapitre sera nommé, dit-elle, “Comme ils disent”, un titre emprunté à une chanson d’Aznavour, qui y fait référence au tabou de l’homosexualité.

Un livre maudit

Le raisonnement est alambiqué : le candidat RN devrait y affirmer sa vie hétérosexuelle, y évoquer sa compagne et ainsi tordre le cou aux bruits qui le disent préférer les hommes. Autour du sac de chouquettes, l’ambiance se glace. Jordan Bardella refuse, il ne voit pas l’intérêt de démentir ce qui est faux. L’éditrice insiste, elle sait y faire ; ce chapitre aura un retentissement incroyable, il assurera au livre son succès. L’entrevue n’est pas conclusive, l’éditrice et l’homme politique proposent de poursuivre par un déjeuner, ce que le journaliste refuse. Quelques heures plus tard, dans un entretien téléphonique, Bardella confiera à Jean-François Achilli que, pour le convaincre, Lise Boëll lui fit encore valoir que ce chapitre aznavourien serait un coup “aussi fort que la fausse rumeur d’une histoire entre Mathieu Gallet et Macron”. Aujourd’hui, celle-ci dément avoir envisagé ce vrai-faux coming out. Elle explique que ce passage titré “Comme ils disent” devait “attaquer la caricature de facho”. Possible, mais alors on comprend mal le titre de Charles Aznavour.

Les bisbilles autour des choix sexuels de Jordan Bardella finissent d’affermir la décision du journaliste radio, qui cette fois met un terme à sa participation, il veut ne plus rien faire autour de ce projet vicié. Il le signifie au poulain de Marine Le Pen. Qui, le 25 février, au Salon de l’agriculture, le prie par texto de bien vouloir envoyer le fichier électronique, contenant l’introduction et plusieurs chapitres, à Lise Boëll, qui elle a hâte de faire travailler sur le tapuscrit Fabrice d’Almeida, historien et vice-président de l’université Paris II, chroniqueur histoire à Radio France. Le temps presse, “Jordan” doit être en rayons avant l’été. Jean-François Achilli transmet le document par mail. Et se dit qu’il a bien fait de s’éloigner de ce livre empoisonné, pour lequel il pense, sincèrement, n’avoir pas travaillé. Deux semaines plus tard, Le Monde publie son article dévoilant son implication. Deux jours plus tard, Fabrice d’Almeida lui adresse un texto, depuis Rome, l’assurant de son amitié, message conclu par un prudent et peu engageant : “Bisou”. Lise Boëll, quant à elle, lui propose, par écrit et via un message vocal d’intervenir en défense : “J’ai appris ce qui vous arrive, je suis disposée à rencontrer votre employeur.” Jean-François Achilli n’a répondu ni à l’un ni à l’autre et Jordan Bardella a rompu avec Lise Boëll. L’histoire d’un livre maudit. Dont la campagne publicitaire, massive et gratuite, est assurée.




Source

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .