Michel Duclos : “Le dialogue de Macron avec Poutine a affaibli l’autorité de la France en Europe”


Près de sept ans après son discours “pour une Europe souveraine, unie, démocratique” à la Sorbonne, Emmanuel Macron reprend la parole ce jeudi 25 avril dans l’amphithéâtre de la prestigieuse université parisienne. L’heure du bilan, après des années qui ont changé à jamais l’Europe, secouée par la crise du Covid puis par le retour de la guerre à ses portes. Dans la lignée de sa première allocution à la Sorbonne, le président plaidera pour une “Europe puissance”. Mais sa voix porte-t-elle suffisamment ? Que reste-t-il du volontarisme et des promesses de 2017 ? Dans un brillant essai intitulé Diplomatie française, paru en avril 2024 (éd. Alpha), l’ancien ambassadeur Michel Duclos décrypte l’évolution de la “doctrine Macron” dans un monde déstabilisé par plusieurs conflits majeurs. Un président “opiniâtre” mais exagérément adepte des coups d’éclat, et qui s’est trop longtemps bercé d’illusions concernant la Russie de Poutine, analyse le conseiller spécial à l’Institut Montaigne.

L’Express : En 2017, Emmanuel Macron appelait au “sursaut des consciences” pour bâtir une Europe “souveraine, unie et démocratique”. A-t-il réussi son pari ?

Michel Duclos : Le président français a enregistré des succès indéniables, au premier rang desquels le plan de relance négocié avec l’Allemagne pour affronter la pandémie de Covid-19 : pour la première fois, les Vingt-Sept ont approuvé un emprunt commun et la distribution des vaccins a été centralisée à l’échelon bruxellois. Ensuite, l’impulsion d’Emmanuel Macron a contribué à ce que l’UE réagisse de façon forte et digne dans le conflit ukrainien. Autre réussite, enfin, le lancement en 2022 de la Communauté politique européenne (qui réunit 44 pays) : considérée au départ comme une idée farfelue, elle répond à une vraie demande – même si ses résultats restent à confirmer.

Il faut se souvenir que le discours de la Sorbonne en 2017 avait été très mal accueilli en Allemagne. La réponse de la chancelière Merkel avait été très décevante. Elle n’a donné aucune réponse à Macron pendant environ deux ans, ce qui a beaucoup cassé l’élan de la mise en œuvre des propositions de la Sorbonne : sur la défense européenne, sur le marché européen, etc. Cependant, à la faveur de la guerre en Ukraine, les idées du président français ont infusé dans les chancelleries européennes et beaucoup de gens reconnaissent qu’il avait raison sur cette notion de souveraineté.

Problème, Emmanuel Macron a du mal à susciter une pleine adhésion de ses partenaires, à cause de la méfiance qu’il a suscitée. Son dialogue avec Poutine (il l’a invité à Brégançon en 2019, puis a continué à échanger avec lui au début de la guerre tout en appelant à “ne pas humilier la Russie”) a beaucoup affaibli l’autorité de la France et de son président dans toute une partie de l’Europe (du Nord et de l’Est). Ses méthodes impérieuses ont, elles aussi, sapé la confiance : il a porté à son apogée l’arrogance souvent reprochée aux Français ! En outre, nos déboires de politique intérieure (les gilets jaunes, la dérive du déficit public) affaiblissent le leadership de la France à l’étranger.

Sur la Russie, la position d’Emmanuel Macron a considérablement évolué, depuis 2017. Celui qui voulait bâtir une “architecture de sécurité européenne” avec Moscou se dit à présent prêt à “envoyer des troupes” en Russie. Comment expliquer ce virage à 180 degrés ?

Cette évolution est jugée peu lisible par nos partenaires. C’est un handicap pour la capacité d’entraînement du président Macron. Sa posture initiale s’inscrit dans une erreur collective de la classe politique française, un héritage mal compris du général de Gaulle. Elle est persuadée que le dialogue avec la Russie, pour contrebalancer la domination américaine, est l’alpha et l’oméga de la politique de la Ve République. De Gaulle appelait à “sortir de Yalta” ou à dépasser la politique des blocs. Et voilà qu’Emmanuel Macron plaide aujourd’hui pour une France “puissance d’équilibre”. Il s’agit là de la même inspiration, qui a empêché nos dirigeants de voir le changement de position stratégique fondamentale de Poutine dès 2011-2012, et en particulier avec l’annexion de la Crimée en 2014. C’était d’autant plus surprenant chez Macron qu’un homme de sa génération n’aurait pas dû avoir ces illusions.

Mais cette interprétation de la ligne du général de Gaulle est erronée : rappelons-nous que la politique de dialogue avec Moscou a été menée au milieu des années 1960, au moment de la détente, certainement pas en temps de crises comme en 1960-61 lors de la crise de Berlin, ou en 1962 avec celle de Cuba ! A ce moment-là, de Gaulle était aligné avec les alliés, et même parmi les plus fermes.

Quand, le 26 février dernier, Emmanuel Macron a fait sa déclaration fracassante sur la possibilité d’envoyer des soldats occidentaux en Ukraine, il a regagné du crédit auprès des Etats de l’Est et du Nord. Mais ces derniers restent sceptiques. Ils se demandent jusqu’à quand la France pourra tenir cette position, surtout vu l’état de son économie. De son côté, l’Allemagne n’a guère apprécié cette sortie, elle considère que la France veut une fois de plus tirer la couverture à elle… alors que Paris livre deux fois moins d’armes que les Allemands à l’Ukraine.

On est encore loin de l’Europe de la défense dont rêve Emmanuel Macron…

Le cas de l’Ukraine est symptomatique : plutôt qu’une aide militaire coordonnée entre les Vingt-Sept, on n’est pas loin du concours Lépine entre les alliés, qui n’est pas à la hauteur de la situation.

Depuis le choc de l’invasion russe, l’Allemagne, la Pologne et d’autres ont commencé à se réarmer. Mais ils achètent pour l’essentiel sur étagère : aux Etats-Unis, en Israël, en Corée du Sud… C’est une grande déception pour la France mais c’est inévitable puisque ces pays ont besoin de ces armes maintenant. Même chose pour les lignes de crédit importantes que l’Europe a débloquées pour l’armement à l’Ukraine : la France souhaite que ces équipements soient achetés en Europe alors que nos partenaires pensent qu’il faut les acheter là où ils sont disponibles.

Un grand emprunt européen, une solution privilégiée par la France ou l’Estonie, pourrait permettre de dépasser ce dilemme. L’UE pourrait aussi sécuriser plusieurs sources de financement, mais cela nécessite un compromis franco-allemand. D’un côté, Paris doit accepter qu’il faut dans l’immédiat acheter certains armements hors d’Europe. De l’autre, une partie des nouveaux financements dégagés doit être consacrée au renforcement de la base européenne d’industrie de défense, en favorisant la complémentarité entre les pays, plutôt que la concurrence.

A vous entendre, la notion de “puissance d’équilibre”, défendue par Emmanuel Macron, n’a pas vraiment de sens…

Il reste trois ans à Emmanuel Macron pour surmonter le scepticisme qu’il inspire toujours à certains. Pour cela, la France doit sortir de son isolement stratégique. Le président est frappé du “syndrome de la puissance d’équilibre”, persuadé de pouvoir offrir une troisième voie, qui s’est souvent traduite par une diplomatie du coup d’éclat, pratiquée en solitaire. A mon sens, cette résurgence de l’idée gaullienne de “dépassement des blocs”, est une façon d’enrober un antiaméricanisme de fond. Profondément inscrit dans la mentalité de la classe politique française, ce réflexe peut s’effacer dans des moments de crise – comme maintenant -, mais il finira toujours par ressurgir tant qu’on n’aura pas changé de boussole stratégique.

Le saut conceptuel important pour notre classe politique serait d’admettre qu’on fera l’Europe, non pas en incluant la Russie, comme on l’a pensé jusqu’ici (en particulier Macron pendant des années), mais contre la Russie, tant que le régime actuel subsiste. Deuxièmement, nous avons une vocation spécifique, celle d’être une tête de pont vers le “Sud Global”. Macron a essayé de faire cela, parfois avec succès, notamment avec le forum de Paris pour la Paix. On pourrait tenter de coopter un certain nombre de grands Etats du Sud qui, au nom de la stabilité stratégique, pourraient participer à une coalition défensive pour contenir les instincts agressifs des puissances révisionnistes. Ce pourrait être pour moi un grand dessein.

Les relations avec l’Allemagne n’ont jamais été aussi mauvaises depuis des décennies. Le président français porte-t-il une responsabilité dans ce refroidissement spectaculaire ?

Emmanuel Macron croit beaucoup aux relations personnelles, à sa propre magie relationnelle. Dans son erreur sur Poutine, cela a joué : il a pensé que grâce à sa capacité de conviction et à son charme, il arriverait à surmonter les difficultés. On a observé le même phénomène avec d’autres dirigeants autoritaires, et même avec Trump. Mais cela ne fonctionne pas toujours, et même assez rarement. Cela n’a pas marché avec Poutine, ni avec le président turc Erdogan, et pas du tout avec Scholz. Avec le chancelier allemand, il est tombé sur une personnalité avec laquelle il n’a pas d’atomes crochus. Ce fut le cas au début entre Jacques Chirac et Gerhard Schröder, mais Chirac avait fini par établir de bonnes relations. Macron et Scholz n’en sont pas encore là, mais ce n’est pas un cas désespéré !

Il faut dire aussi que Scholz est peut-être encore plus sûr de lui intellectuellement que Macron, ce qui n’aide pas. Et puis les Allemands traversent une phase très difficile (remise en cause de leur modèle économique, coalition divisée), ce qui en fait des partenaires encore plus compliqués. C’est pour cela qu’il est très important de se mettre d’accord sur quelques grands projets, notamment sur un soutien à l’Ukraine qui soit aussi un soutien à l’industrie de défense européenne.

Comment ont évolué les relations de Macron avec les dirigeants populistes européens ? Au début, elles étaient très distantes, maintenant il semble aller au contact. Assiste-t-on à un changement de stratégie ?

Sa période de condamnation n’a pas duré très longtemps. Assez vite, il a souhaité avec le Premier ministre hongrois Viktor Orban trouver des terrains d’entente. Avec la cheffe du gouvernement italien aussi, Giorgia Meloni, le démarrage a été très difficile mais Paris a, de même, trouvé des terrains d’entente. C’est avec Erdogan que cela a été le plus difficile, même si la relation s’est améliorée. Mais pour comprendre la politique étrangère de Macron, il faut se rappeler que c’est un banquier d’affaires. Et donc, même quand il est face à un autocrate au caractère épouvantable, il cherche à composer.

Comment définiriez-vous le style de Macron en diplomatie. Il a été critiqué pour son côté président “think-tanker en chef” : intellectuel et trop bavard…

Ses défauts : confiance excessive dans les relations personnelles, goût trop prononcé du coup d’éclat. Sa qualité principale est l’opiniâtreté dans la défense de ce en quoi il croit.

Comment, selon vous, va-t-il chercher à se projeter en diplomatie dans les trois ans qu’il lui reste ?

On peut imaginer qu’il cherche à jouer un rôle d’ancrage de la résistance européenne à la Russie. Et, si Trump revenait, à ce dernier. Deuxième orientation possible, cultiver une relation particulière avec le Sud global, par rapport aux autres puissances occidentales. Celapeut passer par la réforme des institutions financières internationales. Ou par un dialogue Nord-Sud sur la sécurité du monde, que j’appelle de mes vœux.




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