Europe de la défense : “Macron prêche dans le désert”


“L’Europe peut mourir”, a mis en garde Emmanuel Macron ce jeudi 25 avril à la Sorbonne, à 45 jours des élections européennes. Sept ans après avoir exposé ses ambitions pour l’UE dans ce même amphithéâtre, le président français a plaidé pour une “Europe puissance” dotée d’une “défense européenne crédible”. Un constat “hyperlucide” qui se heurte aux réalités du Vieux continent, souligne Sylvain Kahn, professeur à Sciences Po, et auteur de L’Europe face à l’Ukraine (Ed. PUF, février 2024). Entretien.

L’Express : Le chef de l’Etat appelle à bâtir une défense européenne crédible. A-t-on les moyens d’y parvenir ?

Sylvain Kahn : Il y a un fossé énorme entre l’ambition d’Emmanuel Macron et la réalité. On a un président hyperlucide, qui fait un excellent diagnostic comme un super prof à la Sorbonne, sans nous donner de pistes réalistes quant au chemin pour y parvenir. Il y a vraiment un côté : “Yes, we can” (“Oui, nous le pouvons”, NDLR) dans ce discours. De plus, beaucoup de problèmes pointés ce 25 avril l’étaient déjà en 2017.

Un passage du discours résume le paradoxe français : le président plaide pour l’Europe de la défense, tout en se félicitant dans la même phrase de l’achat de Rafale par deux pays européens. On a là l’un des principaux obstacles sur le chemin d’une défense européenne : en Europe, il existe une vingtaine de modèles d’avions de chasse alors qu’aux Etats-Unis il n’y en a que quatre ! Autrement dit, avec le même argent dépensé, on arrive à des résultats beaucoup plus fragmentés. Sur les 25 premiers exportateurs mondiaux d’armes, on compte 10 pays européens. Il y a sur le Vieux continent au moins cinq pays qui ont une base industrielle et technologique de défense suffisamment large pour être considérée comme autonome (dont la France, l’Allemagne, et l’Italie).

Mais cela ne pourrait-il aussi constituer un atout en faveur d’une Europe de la défense ?

En théorie oui, mais tant qu’il y aura une situation de concurrence entre des industries nationales, on n’aura pas d’industrie de défense européenne. Rappelez-vous, au moment du “coup de Trafalgar” de l’Aukus (l’alliance militaire conclue en 2021 entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, aux dépens du contrat géant de vente de sous-marins français à l’Australie), le chef de la diplomatie française Jean-Yves le Drian criait à la trahison contre l’Europe. Il oubliait au passage que les Français avaient remporté l’appel d’offres pour ces sous-marins contre des Japonais et des Allemands. A l’époque, il n’était pas question d’Europe !

Le bouclier antimissile est un autre cas d’école : celui proposé par les Allemands [utilisant le système israélo-américain Arrow, NDLR] a suscité l’intérêt de 13 pays membres tandis que le projet concurrent, franco-italien, n’a remporté l’adhésion que de deux pays. Force est de constater que l’industrie de défense française fait autant partie du problème que de la solution.

Le discours d’Emmanuel Macron est porteur dans le sens où il ouvre un horizon, désigne un point d’arrivée, mais il fait abstraction du réel. Comme si la France, devenue le deuxième exportateur d’armes, n’avait pas sa part de responsabilité. Pour résoudre ce problème il n’existe pas de baguette magique : il y a des emplois en jeu, des pressions des industriels, des questions de souveraineté nationale.

Le président plaide pour la préférence européenne en matière d’achat d’armes. Est-ce faisable ?

Il faudrait d’abord que les Etats membres se mettent d’accord pour considérer que le fonds européen de défense est un poste prioritaire. Pour l’heure, ce n’est pas le cas. Dans le cadre financier pluriannuel de 2021 à 2027, le budget alloué à ce fonds a été quasiment divisé par deux, passant de 13 à 7,9 milliards d’euros ! Certes, il a été adopté avant la guerre en Ukraine. Les perceptions ont évolué depuis, mais il faudra énormément de temps pour bâtir cette “préférence européenne”.

Une piste serait d’associer dès à présent l’Ukraine dans les dispositifs de mutualisation, de financement, et de production d’équipements de défense. Cela permettrait de mettre les armées en réseau pour essayer de couvrir, à l’échelle de l’Europe, tous les besoins en types d’armements. Par exemple, aucun pays européen ne produit aujourd’hui d’avions ravitailleurs. Les pays sont spécialisés dans différents systèmes d’armes. Il faut d’abord les rendre interopérables, et parvenir à se coordonner pour parvenir à couvrir l’ensemble des besoins d’une armée moderne.

Les partenaires européens y sont-ils prêts ?

Ces derniers mois, des initiatives ont été lancées, avec succès. Par exemple le président tchèque a proposé que les Européens achètent ensemble des munitions pour les livrer aux Ukrainiens. Et le projet de Système de combat aérien du futur (SCAF) a été relancé.

A la faveur de la crise du Covid-19, l’UE a inventé un nouveau dispositif puisque la Commission européenne a endossé le rôle de centrale d’achats européenne pour les vaccins. Les Européens essaient de faire la même chose pour l’achat d’armement, cela permettrait d’avoir des appels d’offres communs : non seulement ces armes seraient alors interopérables, mais en plus cela permettrait de faire des économies puisque les quantités à acheter seraient plus importantes.

Le chef de l’Etat estime qu’il faut “créer une intimité stratégique entre les armées européennes”. Il cite en exemple une coalition de forces spéciales européennes au Sahel, qui n’a pas été un franc succès…

On peut voir le verre à moitié vide… ou à moitié plein ! La force Takuba a quand même mobilisé des soldats d’une dizaine de pays européens, y compris d’Etats très éloignés de la Méditerranée et du Sahel. De ce point de vue, c’était plutôt réussi. Mais leur présence sur le terrain a été de courte durée (et pour cause, l’arrivée de la junte au Mali a accéléré leur départ) et ils n’ont pas obtenu de résultats formidables.

Surtout, c’est un dispositif qui s’ajoute à la pile de ceux déjà existant dans la politique européenne de défense. Depuis le traité de Maastricht, on ajoute une nouvelle “couche” tous les 4-5 ans. Notre politique de défense européenne est une panoplie de politiques publiques plus qu’un plan commun pour défendre ensemble notre territoire. Et ce, pour une raison simple : depuis 1949, les Européens ont fait le choix conscient, assumé et répété depuis, de l’Otan pour assurer la défense de leur territoire.

L’ambition de Macron est belle – en faveur d’une doctrine stratégique partagée par les 27, d’un changement de paradigme qui déboucherait sur un nouveau système d’armement. Mais il prêche dans le désert ! Personne n’adhère réellement à ce discours dans le reste de l’Europe, même si les déclarations de Trump sur l’Otan et la guerre en Ukraine ont fait bouger les lignes.

Le président appelle à basculer en “économie de guerre”. Où en est la France dans ce domaine ?

Un pas substantiel a été franchi lors de la dernière loi de programmation militaire. De ce point de vue, Emmanuel Macron est plutôt cohérent. Il assume le choix de la France en matière de politique militaire : disposer d’un appareil complet… Au risque de se retrouver avec “une armée bonsaï”, n’ayant choisi aucune spécialisation. On sait tout faire (opérations extérieures, dissuasion nucléaire, mobilisation d’une armée professionnelle) mais en version miniature…




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