Entre l’Allemagne et la Turquie, cette surprenante “diplomatie du kebab”


Cette chronique raconte la petite ou la grande histoire derrière nos aliments, plats ou chefs. Puissante arme de soft power, marqueur sociétal et culturel, l’alimentation est l’élément fondateur de nos civilisations. Conflits, diplomatie, traditions, la cuisine a toujours eu une dimension politique. Car, comme le disait déjà Bossuet au XVIIᵉ siècle, “c’est à table qu’on gouverne”.

Lorsqu’il grimpe avec sa broche à kebab à bord de l’Airbus A350 de la Bundeswehr, floqué de l’aigle allemand, Arif Keles ne peut s’empêcher de penser au chemin parcouru par lui et sa famille. Alors que son grand-père a travaillé pendant des années dans une usine de fonte, avant d’ouvrir son propre snack en 1986, le voilà dans l’avion présidentiel avec Frank-Walter Steinmeier, le président allemand, qui effectue, depuis lundi 22 avril, un déplacement symbolique de trois jours en Turquie.

L’objectif de la visite du chef de l’Etat, dont les fonctions sont essentiellement protocolaires, est de célébrer le 100e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays. Mais aussi et surtout de rendre hommage aux liens étroits qui unissent leurs populations depuis 1960, lorsque les Turcs sont venus travailler en Allemagne. Quoi de mieux que de mettre dans ses bagages ce propriétaire de kebabs, dont la famille est présente depuis trois générations à Berlin, la capitale mondiale de ce succulent sandwich ?

Lors de la réception officielle, Arif Keles va avoir l’honneur de servir la viande de sa broche sur les rives du Bosphore, à Istanbul. “Je considère que c’est une grande marque d’estime que de pouvoir faire partie du voyage”, a-t-il déclaré. Sa seule présence illustre bien comment ce simple pain pita farci de fines tranches d’agneau est devenu un emblème de la gastronomie outre-Rhin, qui pèse près de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel ! “Le kebab est devenu une sorte de plat national”, tranche un conseiller du président allemand qui fait partie du voyage.

Le kebab mentionné par un espion bourguignon

Mais comment est né le fameux döner kebab, qui signifie littéralement viande qui tourne ? Tout a commencé au Moyen-Âge, au sein de l’Empire ottoman. La première mention du fameux “kebab” dans un texte en français date de 1430, rapporte Aïtor Alfonso, spécialiste de questions culinaires et auteur de la bande dessinée La faim de l’Histoire*. Elle provient du pèlerin et espion bourguignon Bertrandon de la Broquière, qui s’émeut devant cette petite révolution culinaire en train de s’écrire sous ses yeux : “les Turcs me firent manger de la chair rôtie […] et nous la tranchions tandis qu’elle rôtissait à la broche.” Durant les festins donnés par le sultan Soliman le Magnifique en 1539 à Istanbul sont servis près de 41 plats dont des kebabs de mouton, de poulet, d’agneau, de paon, de perdrix et de cailles… Dans les rues des cités ottomanes, le plat, savouré avec du pain, commence à se faire un nom.

Il faudra attendre encore quelques siècles pour qu’émerge l’idée lumineuse de renverser la broche. Les sources divergent. Certains experts affirment que c’est un restaurateur de Bursa, dans le nord-ouest de la Turquie, qui s’est essayé pour la première fois à la cuisson verticale à la fin du XIXe siècle. D’autres historiens croient plutôt à l’apport technique des brûleurs au gaz, apparus bien plus tard.

Né dans le quartier de Kreuzberg à Berlin ?

Le kebab moderne, tel qu’on le déguste aujourd’hui, a connu son essor à la fin des années 1960 et au début des années 1970 en Allemagne. Une partie des Gastarbeiter, ces étrangers “invités” à venir travailler en Allemagne depuis les années 1950, finissent par ne plus avoir d’emploi et décident d’ouvrir leur échoppe. Plusieurs d’entre eux réclament la paternité de ce plat iconique de la fast-food.

Sa figure la plus connue : Mehmet Aygün, considéré comme le père du kebab, installé dans le quartier populaire de Kreuzberg à Berlin après avoir quitté les rivages de la mer Noire. Selon la légende familiale, il aurait eu le premier l’idée de mettre ces lamelles dans un pain rond et d’y ajouter une sauce blanche, un yaourt relevé d’ail, de sel et de poivre. Ils font très rapidement fortune et ouvrent pas moins de six restaurants et plusieurs hôtels.

L’autre “inventeur” du kebab, Kadir Nurman, un Allemand né en Turquie, a ouvert sa première rôtisserie à Berlin Ouest en 1972. S’il n’a pas fait fortune, faute de brevet déposé, sa contribution dans le développement du sandwich a été reconnue par l’Association des fabricants turcs de kebab en 2011. L’Histoire retient aussi le nom de Nevzat Salim, qui aurait commencé à vendre des pains fourrés dès 1969 à Reutlingen, dans le sud-ouest de l’Allemagne.

Les success stories allemandes du kebab sont nombreuses avant que le sandwich ne déferle dans de nombreux pays d’Europe, notamment en Pologne ou en France, où il est surnommé le “grec”, du fait de l’origine des premiers vendeurs parisiens.

Un symbole de l’intégration turque

En Allemagne, les scandales – comme celui de la viande avariée en 2005 – où les tentatives d’instrumentalisation politique de l’extrême droite – qui en a fait le symbole de l’immigration – pour ternir son image vont rester vains. Le döner reste un symbole de l’intégration turque, même si la réalité sociale est beaucoup plus contrastée.

S’il est toujours plébiscité en Allemagne au point d’en faire l’une des attractions d’un voyage présidentiel, les chefs en Turquie tentent de le faire quelque peu oublier…. Istanbul a aujourd’hui l’ambition de devenir une place forte de la haute gastronomie. La dernière édition du guide Michelin turc a consacré 11 restaurants avec un macaron et un établissement avec deux étoiles. Il s’agit du restaurant Türk du chef Fatih Tutak, devenu une icône dans son pays. Dans l’assiette : un agneau grillé avec son jus de légumes fermentés, un maquereau confit au combava ou bien encore un börek avec de fines tranches d’artichaut poché, une crème d’oignons, du fromage salé et caviar…

Mais aujourd’hui tous ces établissements restent inabordables pour la majorité de la population. Une inflation galopante – 68,5 % en mars sur un an – frappe le pays dirigé par Recep Tayyip Erdogan.

A Istanbul, le kebab flirte avec les 300 livres, soit l’équivalent de 8 euros ! Pour la première fois en Turquie, un appel au boycott dénonçant “les prix exorbitants” des cafés et des restaurants a été lancé le week-end dernier. Et si après avoir été le symbole de l’intégration en Allemagne, le kebab devenait le symbole de la grogne sociale au pays d’Atatürk ?

*La faim de l’Histoire, tome 1, Aïtor Alfonso, Jul, Dargaud, 2023.




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