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Lisnard-Tardieu : “La mise en garde de Pompidou contre le fascisme mérite d’être relue”


Coincé entre une légende imposante et un modernisateur autoproclamé, Georges Pompidou, dont le septennat fut tristement écourté, pourrait bien être le président le plus sous-estimé, à tort, de la Vᵉ République. C’est la thèse que développent David Lisnard, maire de Cannes et président de Nouvelle Energie, et Christophe Tardieu, inspecteur général des finances et secrétaire général de France Télévisions, dans Les Leçons de Pompidou* (Editions de l’Observatoire), un essai enthousiaste qui extrait de l’œuvre du président élu en 1969 des leçons politiques et même philosophiques. Cet esthète, montrent-ils, a de quoi inspirer notre époque par sa façon d’exercer le pouvoir et sa politique de puissance, mais aussi son désintérêt pour la communication, devenue entre-temps, pour notre plus grand malheur, le b.a.-ba de la politique.

L’Express : David Lisnard, vous êtes né en 1969, Christophe Tardieu, en 1964, une période au cours de laquelle Georges Pompidou fut Premier ministre puis président de la République. L’époque que l’on aime le plus est-elle celle où l’on est né ?

Christophe Tardieu : Je ne crois pas ! Ce n’est pas du tout un livre nostalgique. David Lisnard et moi sommes très intéressés par Georges Pompidou pour des raisons objectives : il fut le deuxième président de la Vᵉ République, il avait un pied dans la glaise et un autre dans la modernité, il a beaucoup apporté à notre pays, et nous pouvons en retenir des leçons. Or son bilan a rarement été fait. Cela nous a semblé injuste.

David Lisnard : Même si la nostalgie n’est pas forcément un sentiment négatif,ce n’est pas elle qui nous a guidés. Je suis fasciné par le roi Philippe Auguste, et pourtant je n’aspire pas à revenir à cette époque ! Grâce à Pompidou, les institutions de la Vᵉ République se sont installées et pérennisées, ce qui était loin d’être assuré. Le grand débat en 1968 et 1969, chez les politiques et les journalistes, c’était de savoir quelles seraient les institutions après de Gaulle. Pompidou, de façon sereine, va stabiliser l’œuvre gaullienne. Il est aussi le dernier président de l’excédent budgétaire. En outre, il existe une sorte d’esthétique pompidolienne tout à fait singulière.

C’est-à-dire ?

C. T. : C’est ce mélange entre tradition et modernité. C’est ce goût pour l’art contemporain qui n’est pas une culture plaquée mais acquise, et dont il parle très bien mais sans jargon. Elle s’accompagne d’un certain pragmatisme : Pompidou disait lui-même que, s’il achetait de l’art contemporain et non de l’ancien, c’est parce qu’il n’avait pas les moyens de s’offrir un Vermeer.

Et une esthétique de la France ?

D. L. : Oui, qui s’inscrit dans une permanence : Pompidou représente une forme de classicisme remis au goût du jour, y compris dans sa politique. La France de l’époque, c’est le développement d’Air France, c’est le style Courrèges… On retrouve la sobriété, la clarté et l’élégance qui ont fait la grandeur de la France, mais aussi l’innovation. L’une des principales leçons de Pompidou est qu’il appelle à vivre dans son époque et même à se projeter dans l’avenir. Ce qui l’amène à poser des questions civilisationnelles.

C. T. : Cette esthétique, c’est aussi celle du Centre Pompidou. Pompidou a l’intuition que Paris a besoin d’un grand centre d’art contemporain pluridisciplinaire. Il y a un seul emplacement disponible dans Paris, le plateau Beaubourg, puisque les Halles viennent de déménager à Rungis. Il estime que ce n’est pas l’emplacement idéal, mais il préfère s’en saisir de crainte que l’administration ne freine le projet. La méthode Pompidou, c’est d’abord la vision, puis le pragmatisme. Et l’indépendance. Il a organisé un concours sans imposer ses préférences esthétiques, et il avait raison, car ce n’est pas à un président ou un ministre de faire des choix de ce type. Il demande que le concours soit le plus large possible, il laisse faire le comité de sélection et, quand on lui montre la maquette de Renzo Piano et Richard Rogers, il sourit et déclare : “Cela va faire hurler.” Il n’imposait pas ses goûts, il lançait un projet. Le Centre Pompidou a été inauguré après sa mort et permet à Paris d’abriter l’un des plus grands musées d’art contemporain du monde.

N’est-ce pas aussi un style architectural et urbanistique qui a mal vieilli ? Par exemple, Pompidou avait un projet, heureusement avorté, d’autoroutes urbaines traversant Paris…

C. T. : Les autoroutes urbaines nous semblent extraordinairement datées, tout comme le fait qu’à l’époque le taux de mortalité en voiture était dramatiquement élevé, on fumait en voiture, on ne bouclait pas de ceinture de sécurité. Mais il ne faut pas faire preuve d’anachronisme. N’oublions pas que la voiture était un formidable outil d’émancipation sociale. Même aujourd’hui, dès que vous quittez Paris ou les grandes villes, elle est indispensable. Pour emmener ses enfants, faire ses courses, voir ses proches… En dehors des grandes villes, la voiture, c’est la vie, c’est la liberté, et Pompidou l’avait bien compris.

D. L. : Pompidou a toujours fait l’apologie de la beauté. Il est bien conscient qu’il existe de belles tours et d’autres laides… Notamment dans sa fameuse lettre à Chaban-Delmas sur les routes et les platanes [NDLR : en 1970, le président de la République s’indigne auprès de son Premier ministre d’une circulaire établissant l’abattage systématique des arbres pour des raisons de sécurité routière]. C’est magnifique. Il y épingle la tendance de la bureaucratie à faire moche. Le technocrate voit l’utilité du poteau électrique mais pas la beauté du platane, qu’il est prêt à raser sans état d’âme.

Quels étaient les défis de l’époque et comment Pompidou a-t-il aidé le pays à les affronter ?

D. L. : Il les affronte d’abord comme Premier ministre. En l’espèce, il a eu une liberté de gouverner que peu de ministres ont eue sous la Vᵉ. De Gaulle donnait les grandes impulsions, contrôlait, mais laissait gouverner. C’était un bon patron, et Pompidou lui apportait une compétence opérationnelle qui permettait à de Gaulle d’agir par le verbe à l’international.

Comme de Gaulle, Pompidou va comprendre la nécessité de la puissance comme condition de la liberté et de la sécurité, un enseignement qui devient plus que jamais évident aujourd’hui. Concrètement, cela supposait de mettre l’accent sur l’industrialisation. De 1962 à 1974, la France fera mieux que le reste du monde, hormis le Japon, en investissement industriel, en croissance et en progression du revenu par habitant. Citons aussi le défi de l’énergie : Pompidou concrétise la volonté de De Gaulle de faire de la France une puissance nucléaire militaire et civile. Il fait le choix de la technologie américaine, ce qui permet paradoxalement d’obtenir l’indépendance énergétique. Pompidou travaille aussi à la démocratisation de l’enseignement supérieur, au rayonnement culturel du pays et à la définition d’une écologie concrète et compatible avec la croissance, dont témoigne la création, pionnière, du premier ministère de l’écologie [NDLR : le ministère de la Protection de la nature et de l’environnement].

C. T. : Les mots parlent d’eux-mêmes :Airbus, Ariane, le TGV, la filière nucléaire, Concorde, les regroupements industriels. La seule chose qui a survécu dans le marasme industriel d’aujourd’hui, c’est ce qu’il a lui-même lancé. En matière industrielle, il est le Premier ministre et le président qui aura laissé la trace la plus profonde du XXᵉ siècle.

Autant de projets qui impliquaient une forte intervention de l’Etat dans l’économie.

D. L. : Pompidou appartient à son époque, dans laquelle l’Etat est interventionniste. Il intervient comme garant des intérêts de la nation, soit pour lancer et accompagner des projets, soit pour favoriser des regroupements. Mais Pompidou rappelle souvent certains principes qui bousculent ses contemporains : que le cadre doit être celui du marché et de la concurrence, qu’on ne peut pas se protéger derrière des barrières artificielles, qu’il faut œuvrer à la compétitivité de la France. Il défend aussi le principe du marché commun européen. De surcroît, le poids des prélèvements obligatoires et de la dépense publique est à l’époque beaucoup plus faible qu’aujourd’hui.

C. T. : C’est un moment de césure, car on arrive au bout du cycle où l’Etat a contribué à la reconstruction de la France, et on commence à en voir les limites, notamment bureaucratiques. Concernant l’Europe, Pompidou pensait que le marché commun allait permettre l’expansion économique et, en même temps, il était très méfiant envers la bureaucratie communautaire. Il est visionnaire, en alertant sur le risque que la Commission européenne devienne une entité supranationale dotée d’une technostructure. Gaullien, il estime que l’Europe ne peut fonctionner que si elle est une Europe des nations. Et il fait entrer le Royaume-Uni dans le marché commun, ce que de Gaulle avait refusé sans pour autant rompre les pourparlers, parce que l’Allemagne développe une politique à l’Est et qu’il veut empêcher que le glacis communiste ne s’étende à l’Europe de l’Ouest.

La dépense publique était beaucoup plus faible, en partie parce que c’était une autre époque, où la santé et les retraites pesaient moins dans le budget de l’Etat, où la population était plus jeune…

D. L. : Nous sommes bien conscients que nous n’allons pas revenir aux années 1960, et qu’il ne le faut pas. Il vaut mieux se faire soigner d’une grave maladie aujourd’hui qu’en 1973 – Pompidou aurait peut-être même fini son septennat dans ce cas. Cela étant, il faut être lucide sur le fait qu’à l’époque, les individus étaient plus aguerris et moins en attente d’intervention publique. Les générations de l’après-guerre avaient certes une aspiration au consumérisme et à la jouissance, mais elles restaient marquées par les valeurs traditionnelles d’effort individuel et d’émancipation par le travail et la culture. Quand on voit aujourd’hui que la pratique de la lecture s’effondre, alors que Pompidou lisait un livre par jour et n’envisageait pas un jour sans lire, il y a de quoi s’interroger. Ma mère n’a même pas le certificat d’études et pourtant elle ne fait jamais de fautes de français, tout en possédant un champ lexical bien plus large que n’importe quel énarque.

Pompidou était-il un libéral ?

D. L. : Il n’hésite pas à utiliser le terme, à une époque où c’était encore possible. Par exemple, nous citons dans le livre l’extrait d’une interview où, en revendiquant une politique de concurrence, il explique que “c’est cela le vrai libéralisme”. Il n’y a pas de contradiction avec le fait qu’à l’époque l’Etat était fort, car, selon moi, le libéralisme implique un Etat fort garant de la justice.

C. T. : Il était libéral comme on l’était il y a cinquante ans, à la façon de Raymond Aron ou de De Gaulle, un libéralisme où l’Etat gardait un rôle d’impulsion majeur.

De Gaulle, libéral ? N’était-il pas critique du capitalisme ?

C. T. : En économie, il n’y a aucun doute que de Gaulle était libéral, même s’il a eu des mots très durs contre un certain patronat volontiers paternaliste. Pompidou et de Gaulle se sont opposés sur l’idée de participation. Mais je pense que c’est un malentendu. De Gaulle pensait que c’était un bon moyen pour motiver les ouvriers. Pompidou, en praticien de l’économie, ne voyait pas où cela mènerait les entreprises. Mais, quand Pompidou devient président, que fait-il ? Il ouvre le capital de Renault à ses ouvriers.

D. L. : Le clivage de l’époque séparait les démocraties libérales du bloc soviétique. De Gaulle, dans les périodes de crise, a toujours fait le choix des premières. Et en 1958-1959, avec Jacques Rueff, il mène une politique d’assainissement des comptes publics et de compétitivité. D’un autre côté, de Gaulle, influencé par le catholicisme social, est sans aucun doute un critique du matérialisme et de l’argent. Il comprenait mal qu’on puisse rouler en Porsche et aller à Saint-Tropez ! Mais Pompidou lui-même, tout en étant le président du bien-être matériel, est lucide sur la perte de spiritualité de la société. Vers la fin de sa vie, il s’interroge sur ce qu’il considère comme une crise de civilisation, et reprend de façon quasiment identique l’interrogation de Saint-Exupéry dans sa Lettre au général X [NDLR : une réflexion écrite en juillet 1943, à La Marsa, près de Tunis, alors qu’il participe comme aviateur à l’effort de guerre] : on ne peut pas vivre que de frigidaires. Les frigidaires sont importants mais pas suffisants pour le bonheur ou la joie.

Il semble y avoir une certaine proximité d’idées entre Pompidou et Margaret Thatcher, notamment leur critique du concept de “société” auquel ils préfèrent celui d’”individu”.

D. L. : Le discours de 1969 du Premier ministre Chaban-Delmas sur la “nouvelle société”, qui a de la pertinence, n’agace pas seulement Pompidou parce que Chaban ne lui a pas montré le discours. Pompidou est en désaccord sur le fond. On a déjà assez de mal avec l’ancienne société, râle-t-il, pourquoi s’embêter avec une nouvelle ? On dit que Pompidou n’est pas un président progressiste, comme si c’était un problème, mais c’est une bonne chose. Ce n’est pas ce qu’on demande à un président. Un président est là pour accompagner la société, et c’est ce que Pompidou a toujours fait – comme de Gaulle, même si c’était plus difficile pour ce dernier. Pompidou veut ramener la sphère privée à ce qu’elle doit être. Pour lui, la démocratie, la liberté et la réussite d’une nation passent par le respect de la sphère privée. En 2024, cela devient un enjeu vital. Or sous le couvert de la primeur de la société, on met parfois en danger cette séparation, qui est un acquis civilisationnel. Le chef de l’Etat doit cheffer l’Etat et pas la société.

Il y a aussi chez tous deux un côté indépendant, “commerçant”, dans le sens positif. Je suis venu à Pompidou par mon milieu familial. Mon père, ancien footballeur et petit commerçant, était très critique des politiques, sauf de Pompidou. Le seul qui nous comprenait et que l’on comprenait, disait-il, c’était lui. Pompidou n’était pas démagogue, il était très franc, mais jamais arrogant. Il créait de la confiance. Chez Thatcher et Pompidou, on retrouve aussi une constance des principes, et sans doute l’une des meilleures articulations, dans les démocraties libérales, entre ordre et liberté, la clé d’une société qui respecte la vie privée.

Valéry Giscard d’Estaing, le successeur de Pompidou à l’Elysée, est souvent présenté comme le modernisateur d’une France pompidolienne ringarde. A tort ?

D. L. : Pompidou a été desservi par son prédécesseur et par son successeur. C’est peut-être aussi pour cela qu’il n’est pas resté dans la postérité comme les autres. Et chaque président ne prétend-il pas être l’incarnation de la nouveauté ? Sauf peut-être Pompidou, alors que c’est sans doute lui qui a le plus modernisé le pays. Le président actuel a parlé en 2017 de “nouveau monde”. Pour Jack Lang, le soir du 10 mai 1981, on était passé de l’ombre à la lumière. François Hollande clamait “le changement, c’est maintenant”. De plus, si Giscard et Pompidou se sont opposés, certains pompidoliens ont fait élire Giscard. Et Giscard représentait peut-être une forme de modernité, mais la presse satirique l’appelait aussi “Giscard Louis XV”.

C. T. : Giscard est aussi le premier président à avoir compris l’intérêt de la communication en politique, ce qui n’était pas la préoccupation majeure de Pompidou, qui était d’ailleurs assez agacé par le côté clinquant de Chaban. Giscard est servi par les deux réformes sociétales majeures qu’il met en œuvre, le vote à 18 ans et la légalisation de l’avortement. J’ajouterais que Pompidou n’avait pas besoin de jouer de l’accordéon pour montrer qu’il était proche des gens…

D. L. : Même quand Pompidou organise sa communication, il apparaît un peu emprunté, mais il reste authentique et simple, sans doute bien plus que ne peuvent l’être certains politiques aujourd’hui quand ils se mettent en scène “au naturel”, alors que tout est, dans leur démarche, factice. Pompidou est resté populaire parce qu’il inspirait confiance.

C. T. : Lorsqu’il parle, il est sans fard, il n’use pas d’artifices de communication comme ses successeurs. Voici une anecdote que je trouve très touchante. On lui demande un jour quelles leçons du général de Gaulle il a retenues, et il répond : “De Gaulle me disait toujours : ‘Soyez dur, Pompidou.’ J’essaie. Mais j’ai du mal.” Quelle leçon de sincérité et de modestie !

La communication a-t-elle tué la politique ?

C. T. : Evidemment. Si on voulait faire une vraie réforme de l’Etat, il faudrait commencer par faire moins de communication et davantage de politique.

D. L. : La communication alliée au narcissisme, surtout.

Vers la fin de sa vie, Pompidou développe des réflexions sur le sort de notre civilisation. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

D. L. : Pompidou ne possède pas le don divinatoire de De Gaulle, que personne ne possédait, à part peut-être Churchill. En revanche, il est le président qui pose le mieux et avant tout autre la question civilisationnelle. Dans son remarquable discours de Chicago [NDLR : le 28 février 1970], où il évoque la nécessité de préserver l’environnement, dans celui de Saint-Flour [le 26 juin 1971], où il disserte sur la décentralisation et l’agriculture, dans des entretiens – l’antépénultième et le dernier – et, bien sûr, dans Le Nœud gordien, il définit la crise la postmodernité et la traduit en langage politique. Il dit la nécessité d’être présent dans l’époque, d’être performant dans la science et l’industrie, sans quoi l’on ne pourra pas être libre, mais il ajoute que cela ne suffira pas. A la manière de Hannah Arendt dans La Crise de la culture, et dans des termes plus simples, il s’interroge, lui qui a lu les auteurs postmodernes et critiques, comme Herbert Marcuse, sur la perte d’autorité qui caractérise la société. C’est peut-être pour tout cela qu’il souhaite pour ses funérailles une messe avec des chants grégoriens, ce qui peut paraître surprenant puisque, quand il parlait de religion, ce n’était jamais pour évoquer sa foi mais uniquement comme fait de société.

C. T. : A la fin du Nœud gordien, il écrit qu’il faudra bien un jour trancher ce nœud, mais il se demande qui utilisera le glaive d’Alexandre le Grand. Et il alerte : le danger fasciste n’est pas loin. Vu de notre époque, on se dit qu’il a été visionnaire.

D. L. : Il touche en effet au cœur de la crise de la démocratie actuelle, entre attaques extérieures et faiblesse intérieure. Laissez-moi vous en lire un extrait : “Le savant, l’ingénieur, le technocrate disposent de moyens colossaux. Ces moyens, pour l’essentiel, se concentrent entre les mains d’un Etat et d’une administration qui encadrent les individus, les mettent en fiches perforées, les désigneront demain par un numéro, déterminant la progression du niveau de vie, les activités souhaitables et leur répartition géographique, prenant en charge l’éducation, l’instruction, la formation professionnelle, bientôt le devoir et le droit de procréation, déjà la durée du travail et des loisirs, l’âge de la retraite, les conditions de la vieillesse, le traitement des maladies. […] Je veux dire que la République ne doit pas être la République des technocrates, ni même des savants. Je soutiendrai volontiers qu’exiger des dirigeants du pays qu’ils sortent de l’ENA ou de Polytechnique est une attitude réactionnaire qui correspond exactement à l’attitude du pouvoir royal à la fin de l’Ancien Régime exigeant des officiers un certain nombre de quartiers de noblesse. La République doit être celle des ’politiques’ au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres, ceux qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d’une analyse abstraite, ou pseudoscientifique, de l’homme. C’est en fréquentant les hommes, en mesurant leurs difficultés, leurs souffrances, leurs désirs et leurs besoins immédiats, tels qu’ils les ressentent ou tels qu’il faut leur apprendre à les discerner, qu’on se rend capable de gouverner, c’est-à-dire, effectivement, d’assurer à un peuple le maximum de bonheur compatible avec les possibilités nationales et la conjoncture extérieure. […] Nous sommes arrivés à un point extrême où il faudra, n’en doutons pas, mettre fin aux spéculations et recréer un ordre social. Quelqu’un tranchera le nœud gordien. La question est de savoir si cela sera en imposant une discipline démocratique garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l’épée comme Alexandre. Le fascisme n’est pas si improbable, il est même, je crois, plus près de nous que le totalitarisme communiste. A nous de savoir si nous sommes prêts, pour l’éviter, à résister aux utopies et aux démons de la destruction.”

C. T. : Le fascisme, dans ce contexte, n’est pas seulement politique, c’est aussi le fascisme bureaucratique, des réseaux sociaux, tout ce qui contribue à façonner une société moins ouverte et plus corsetée. On l’a bien vu au moment du Covid : les vieux honteusement enfermés dans leurs maisons de retraite transformées en milieu carcéral, coupés de tout, les familles qui se voyaient interdire d’assister aux obsèques de leurs proches, “papi” et “mamie” que les médecins voulaient enfermer dans la cuisine le 24 décembre pour manger la bûche de Noël. Cette période était délirante et surtout sans humanité. Dans ce contexte, la mise en garde de Pompidou mérite vraiment d’être relue aujourd’hui.

Cela ne vous rend-il pas pessimistes de savoir que Pompidou a fait ce diagnostic il y a un certain temps mais qu’il ne donne guère lieu à une réaction concrète ?

D. L. : Le pessimisme est un luxe qu’interdit la responsabilité.La crise de la démocratie actuelle est, avant tout, une crise de l’exécution. Ce que dit Pompidou à l’époque n’est pas perçu par l’opinion. La presse, les médias n’en parlent pas. Cette perception est finalement assez récente.

C. T. : C’est en cela que notre livre n’est pas nostalgique. Nous invitons le lecteur à comprendre que ce qui a déjà été dit par Pompidou est d’actualité, et donc qu’il faut agir.

* Les Leçons de Pompidou, par David Lisnard et Christophe Tardieu. Editions de l’Observatoire, 288 p., 23 €.




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