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Barbara Slavin : “Il pèse sur le Moyen-Orient un risque grave de nucléarisation du conflit”


Longtemps journaliste à The Economist et à USA Today, où elle a couvert le Moyen-Orient, Barbara Slavin est aujourd’hui chercheuse émérite au Stimson Center (think tank non partisan) et maître de conférences à l’université George Washington. Pour L’Express, cette spécialiste de l’Iran analyse les risques d’escalade à la suite de l’attaque de l’Iran contre Israël. Selon elle, “la pire chose qui pourrait arriver serait que les Israéliens décident d’attaquer le programme nucléaire iranien”. Entretien.

L’Express : “La longue guerre de l’ombre entre Israël et l’Iran apparaît désormais au grand jour” avez-vous écrit dans le quotidien Haaretz. L’Iran a-t-il franchi le Rubicon en s’attaquant directement à Israël ?

Barbara Slavin : Nous en sommes à plus de quarante ans d’hostilité. La révolution iranienne est profondément anti-américaine et anti-israélienne (le “grand” et le “petit Satan”). Le régime ne défend pas seulement la cause palestinienne, il remet en question tout l’Etat juif. Dans un certain sens, c’est donc plutôt surprenant que cet affrontement ouvert ait pris tant de temps.

Au fil du temps, la guerre de l’ombre entre les deux pays a évolué. Dans les années 1980, Israël considérait l’Irak comme la menace principale et a aidé l’Iran avec des armes. Mais dans les années 1990, l’Iran a été exclu du processus de paix entre Israéliens et Palestiniens. Il a donc promu le Hamas et le Jihad islamique palestinien afin de le faire échouer. Ensuite, dans les années 2000 et 2010, il y a eu des opportunités entre l’Iran et les Etats-Unis, avec notamment l’accord sur le nucléaire dont Netanyahou ne voulait pas. Les Israéliens ont assassiné des scientifiques iraniens travaillant sur le programme nucléaire. Cette question, ainsi que l’implication des deux pays dans la guerre en Syrie, a accéléré la guerre de l’ombre.

L’assassinat le 1er avril à Damas de sept officiers iraniens a été l’affront de trop pour Téhéran. La pression sur Ali Khamenei venant de sa propre base était trop intense. Des Gardiens de la révolution ont été tués. Or, sans eux, le guide suprême n’aurait plus de régime. Les Iraniens devaient répondre, et ils l’ont fait d’une manière à la fois spectaculaire et inefficace.

Et maintenant ?

C’est la grande question. Israël peut-il être persuadé de ne pas riposter ? Peut-on le convaincre de cesser la guerre à Gaza ? Pour l’Iran, ce serait le moment de faire pression sur le Hamas afin de libérer les otages. Car un nouveau “round” contre Israël ne ferait que détourner l’attention de la cause palestinienne et heurterait les intérêts iraniens : depuis l’attaque du 13 avril, Israël est moins isolé sur la scène internationale.

Mais est-il raisonnable de penser que Netanyahou ne fera rien ?

Non. Mais il n’a pas besoin d’agir maintenant. Les Etats-Unis ont clairement fait savoir que s’ils défendaient Israël, ils ne participeraient pas à une opération offensive. Nous pouvons espérer une pause. C’est bientôt la Pâque juive, je ne suis pas sûre qu’Israël souhaite une nouvelle guerre durant cette période. Tout le monde doit reprendre son souffle.

La pire réponse à cette attaque iranienne serait de causer plus de morts palestiniens à Gaza

Que doivent faire les pays occidentaux pour empêcher une escalade ?

Tout faire pour obtenir un cessez-le-feu à Gaza. Utiliser tous les canaux possibles pour convaincre le Hamas de libérer les otages, et Israël de ne pas s’engager à Rafah et de ne pas élargir le conflit. Mais la nouvelle mobilisation de réservistes israéliens n’est pas un bon signe. En tout cas, la pire réponse à cette attaque iranienne serait de causer plus de morts palestiniens à Gaza. Cela ne ferait qu’aider l’Iran, en soutenant son discours présentant les Israéliens comme des monstres qui méritent le pire.

Quel est le rôle de la Chine et de la Russie, alliés de l’Iran ?

La Chine a mollement condamné l’attaque iranienne en appelant au calme. Pékin a des relations économiques fortes avec Téhéran. Le régime chinois communique beaucoup, mais n’a guère agi sur le plan diplomatique. La Russie, elle, se réjouit de cette distraction détournant l’attention de la guerre en Ukraine. En dépit de ce qui semblait être des relations fortes avec Israël, la Russie n’a montré aucune sympathie pour les Israéliens. Cela devrait faire réfléchir à deux fois Netanyahou sur sa relation avec Poutine…

Au sein du régime iranien, les tenants d’une ligne dure et les Gardiens de la révolution semblent avoir gagné du pouvoir…

Tout à fait, l’espace politique en Iran est en voie de rétrécissement depuis une dizaine d’années. En 2009, des élections frauduleuses ont injustement donné un second mandat à Mahmoud Ahmadinejad, avant que le soulèvement postélectoral, appelé le “mouvement vert”, ne subisse une forte répression. S’en est suivie une courte période où les choses semblaient s’améliorer, sous la présidence d’Hassan Rohani, notamment, avec l’apaisement des relations entre l’Iran, l’Europe et les États-Unis, et l’accord sur le nucléaire iranien signé en 2015.

Trump a tout gâché en se retirant de cet accord. Le système iranien en a conclu qu’il ne fallait pas faire confiance à l’Occident. Rohani, le ministre des Affaires étrangères Mohammad Djavad Zarif et l’ensemble du camp des pragmatiques et “pro-occidentaux” ont été discrédités. L’actuel président, Ebrahim Raïssi, a été porté au pouvoir en 2021 à l’occasion d’une élection qui était une vaste plaisanterie, parce qu’aucun autre choix viable n’avait été autorisé à se présenter contre lui. Même chose pour les récentes élections parlementaires.

C’est cette base resserrée qui a poussé Khamenei à autoriser les frappes sur Israël. Pourtant, les modérés sont toujours là, et je ne perds pas espoir. Cela va beaucoup dépendre de l’évolution de l’économie iranienne, ainsi que des relations avec la Chine. Il faut en tout cas tendre la main à ceux qui, en Iran, ne veulent pas couper leur pays de l’Occident. Nous devons d’abord désamorcer la question nucléaire, c’est la priorité absolue.

D’autant plus que les Occidentaux ont établi des canaux avec les Iraniens qui ont bien fonctionné, permettant notamment d’être avertis qu’une attaque allait avoir lieu contre Israël. Les Etats-Unis ont déployé des moyens dans la région afin de pouvoir abattre les missiles. La Turquie a été un intermédiaire très utile, de même que la Suisse. Il faut donc utiliser ces canaux afin d’établir une stratégie pour la région qui intègre l’Iran.

Aujourd’hui, beaucoup évoquent la possibilité d’une nouvelle alliance pour contrer l’Iran. Combien de fois avons-nous entendu parler d’une Otan arabe ? Cela ne peut pas fonctionner ! Les pays arabes sont trop vulnérables aux attaques iraniennes, c’est pour cette raison qu’ils ont entamé un processus de détente avec l’Iran en 2023. Il est donc absolument nécessaire d’élaborer une solution diplomatique pour le conflit israélo-palestinien qui intègre l’ensemble de la région et l’Iran. Car si ce pays se sent exclu, il pourrait à nouveau tout gâcher.

Qu’en pense la population iranienne ?

Si le régime était amené à changer de cap, ce serait davantage conforme à ce que veut la majorité des Iraniens. En 1996 déjà, lors de ma première visite en Iran, la question sur toutes les lèvres était : “pourquoi l’Iran, composé de Persans qui méprisent les Arabes, se préoccupe-t-il de la cause arabe ?”. De fait, les Iraniens sont, avant tout, des Persans extrêmement fiers et nationalistes. Le soutien au Hezbollah, qui a contribué à l’effondrement du Liban, ou aux milices en Irak qui ont fait de ce pays un Etat très précaire, n’est pas seulement un énorme gaspillage des ressources iraniennes, mais aussi un facteur d’isolement au Moyen-Orient et dans le monde entier. Or, les Iraniens ne veulent pas être un Etat paria.

L’Iran était un pays de classe moyenne, ça n’est plus le cas

Les choix géopolitiques du régime ont également de graves conséquences économiques. Au cours du week-end, la monnaie iranienne a gravement chuté, et est descendue à 700 000 riyals pour un dollar ! Les Iraniens subissent quotidiennement l’inflation, notamment sur les biens importés. L’Iran était un pays de classe moyenne, ça n’est plus le cas.

Quel serait le pire scénario en cas d’élargissement du conflit au Moyen-Orient ?

La pire chose qui pourrait arriver serait que les Israéliens décident d’attaquer le programme nucléaire iranien. Cela forcerait le gouvernement iranien à répondre avec des attaques de missiles et de drones, mais cette fois-ci sans avertir personne. On peut imaginer qu’ils cibleraient le réacteur nucléaire israélien de Dimona, par exemple.

Il pèse sur le Moyen-Orient un risque grave de nucléarisation du conflit. Si les réacteurs iraniens de Bouchehr étaient touchés, les radiations se propageraient à travers le golfe Persique jusqu’aux voisins arabes de l’Iran, entraînant ainsi des pertes humaines massives. Dans ce scénario catastrophe, le Hezbollah déclencherait ses 100 000 roquettes et viserait Tel-Aviv. Israël aurait certainement recours à l’arme nucléaire contre l’Iran, en ciblant Téhéran…

Les possibilités d’escalade sont terrifiantes et les pertes humaines seraient considérables.

Netanyahou ne pourrait-il pas plutôt frapper le Hezbollah ?

Netanyahou a de nombreuses options face à lui, mais je pense que, malheureusement, il visera directement le territoire iranien. Ça n’est plus une guerre de l’ombre et, par conséquent, frapper des mandataires dans un pays tiers serait insuffisant aux yeux d’Israël. D’autant que de nombreux Israéliens salivent à l’idée de frapper des installations nucléaires iraniennes.

Vous êtes donc pessimiste…

Les journalistes qui couvrent la région ont l’habitude de dire que la situation peut toujours empirer… Nous devons juste espérer que cette attaque de l’Iran dégrisera les Israéliens, qu’ils se rendront compte qu’ils ont eu de la chance. Ils étaient au courant de l’attaque, ils ont bénéficié de l’aide de l’Occident et de la Jordanie. Mais cette chance pourrait ne pas se répéter dans l’avenir.




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