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Najat Vallaud-Belkacem : “Attal et Oudéa-Castéra ont, à leur corps défendant, rendu service à l’école”


Est-ce un retour ? En retrait de la politique depuis plusieurs années, Najat Vallaud-Belkacem a provoqué un débat national en proposant, dans Le Figaro, de rationner Internet. L’ancienne ministre de l’Education nationale défend aussi son bilan en matière de mixité sociale à l’école dans Le Ghetto scolaire*, ouvrage coécrit avec le sociologue François Dubey, paru au Seuil. Aujourd’hui directrice générale de l’ONG One France et présidente de France terre d’asile, Najat Vallaud-Belkacem y déplore l’entre-soi qui, selon elle, ne cesse d’augmenter à l’école, l’embourgeoisement de l’enseignement privé ou la “contre-culture” installée dans les établissements les plus défavorisés. Et elle ne mâche pas ses mots pour critiquer les solutions de facilité que représentent, selon elle, les classes de niveau comme le port de l’uniforme. Entretien.

L’Express : La France est un des pays de l’OCDE dans lesquels le lien entre le statut socio-économique de l’élève et ses performances à l’école est le plus élevé. Comment expliquer que, dans un pays si obsédé par les inégalités, celles-ci soient si fortes dans le système scolaire ?

Najat Vallaud-Belkacem : Derrière cette apparente obsession française pour l’égalité, il y a en réalité une préférence pour l’inégalité. Il ne s’agit pas de jeter la pierre aux parents qui veulent toujours le meilleur pour leurs enfants, ce qui est très humain. Mais de constater que le système laisse faire, voire conforte les mécaniques qui augmentent la ségrégation scolaire. Laquelle est un énorme problème. D’un côté, 10 % des collèges concentrent une immense majorité d’enfants de parents ouvriers ou au chômage ; de l’autre, 10 % des collèges accueillent l’immense majorité des élèves d’origine sociale très favorisée. Ces destins scolaires séparés produisent des résultats profondément inégaux. Quand on regarde le dernier rapport Pisa, les élèves de milieu favorisé ont obtenu des résultats en mathématiques supérieurs de 113 points à ceux des élèves défavorisés. Dans l’OCDE, la moyenne est de 94… Notre écart est donc supérieur de 10 points à la moyenne !

A la base du problème, il y a cette idée qu’un enfant réussira d’autant mieux que d’autres échouent dont il faut se distinguer, s’écarter. Comme si le savoir était un gâteau aux parts contraintes. Cette vision très concurrentielle et compétitive de l’éducation doit être interrogée. Plus encore lorsque cet élitisme scolaire si valorisé se révèle être à bien des égards la seule reproduction de rentes, ne se donnant quasi jamais la peine de puiser à des populations d’horizons divers. Sauf à croire que la performance scolaire et le mérite se transmettent par les gènes, on comprend vite que les dés sont pipés, le jeu est faussé. Or ces inégalités socio-scolaires sont de plus en plus visibles, nourrissant le ressentiment chez ceux qui en sont victimes, ceux qui se sentent assignés à leur sort et se retrouvent tout en bas, dans des établissements ségrégués et sans réelle perspective d’élévation.

En haut de l’échelle, l’entre-soi ne cesse d’augmenter à l’école, c’est aussi de ces ghettos-là que l’on parle. Ces cinq dernières années, l’enseignement privé a gagné 5 points d’IPS [NDLR : indice de position sociale], ce qui signifie un embourgeoisement de plus en plus grand. Avec à la clé des élèves qui, futurs adultes occupant des places de choix dans la société, seront amenés à prendre des décisions pour le pays qui sont de moins en moins comprises ou perçues comme légitimes. Quand des élites politiques n’ont connu que l’entre-soi dès l’école primaire, elles ne savent pas ce que sont les classes populaires, et ne se rendent pas compte que leur discours à leur attention devient inaudible, souvent méprisant, en tout état de cause déconnecté. Ces inégalités scolaires posent donc aussi un problème pour les plus aisés, de plus en plus accusés de faire sécession et de moins en moins crédibles dans les leçons qu’ils donnent.

Le sujet se limite-t-il à l’éternel débat école privée versus école publique ?

Non, il ne faut pas le résumer à la question de l’enseignement privé. On retrouve des écoles ségréguées par le haut dans le public aussi. En revanche, le privé joue un rôle important dans cette école à deux vitesses. A la fois parce qu’il développe un entre-soi de plus en plus important, donc. Mais aussi parce qu’il envoie un message concurrentiel aux établissements publics qui sont tentés de recréer à leur tour un entre-soi pour rassurer les familles. D’une certaine façon, le privé tire le public vers le bas en matière de mixité sociale. Un certain nombre de collèges publics vont se dire : “Il nous faut retenir les familles les plus aisées et donc leur accorder des options, des classes à part”, et cela va donc recréer de la séparation au sein même de leurs établissements…

Vous me prenez par les sentiments en évoquant Jean-Jacques Goldman…

Vous évoquez un “ghetto scolaire”. Le terme n’est-il pas exagéré ?

Le sociologue Didier Lapeyronnie avait cette formule : on n’a pas de ghettos à l’américaine, mais il y a du ghetto dans les quartiers en France. Ce qui fait ghetto, c’est notamment le fait qu’à force de se sentir exclues du droit commun, et même du récit commun, des populations reléguées finissent par se créer une contre-culture. Une contre-culture scolaire se développe ainsi dans certains établissements. Constatant que la méritocratie est à bien des égards un mythe, des jeunes vont intérioriser l’idée que ces règles du jeu ne sont pas faites pour eux et, dans des établissements entiers, on va surjouer les cancres et rendre de fait la tâche difficile à ceux qui seraient de bons élèves. Propice à l’indiscipline, ce genre d’état de fait aura pour conséquence prévisible que les familles qui ont les moyens de le faire fuiront ces établissements au climat scolaire dégradé. Là où les pouvoirs publics sont responsables, c’est quand ils laissent s’installer dans la durée ce genre de mécanique, qu’il faut absolument enrayer en redonnant du sens à la République (faire nation ensemble) partout où l’école se déploie.

Pour une partie de la droite, les problèmes de l’éducation sont essentiellement liés à l’immigration et à un défaut d’intégration…

D’autres pays ont une immigration conséquente, mais sont bien plus égalitaires quand on regarde leurs résultats Pisa. Les études font état d’un écart de performances entre les élèves immigrés et les autres de 52 points en France, contre une moyenne de 41 points dans l’OCDE. Pour les élèves issus de la première génération d’immigration, l’écart est de 77 points en France contre 54 dans l’OCDE ; pour la deuxième génération, il est de 49 points chez nous contre 29 points dans l’OCDE. Enfin, 13 % des enfants d’immigrés réussissent très bien en France contre 17 % dans les pays de l’OCDE. Ces chiffres sont éloquents… Nous avons bien un problème de nature structurelle : c’est de notre système qu’il s’agit et pas des individus pris un à un.

En tout cas, vous avez raison, chaque fois que je poste sur les réseaux sociaux un contenu en faveur de la mixité sociale, je reçois de nombreux commentaires hostiles à l’immigration ou aux enfants d’immigrés. On sent bien que, pour certains, il y a un éléphant dans la pièce, qui est cette hétérogénéité ethnique dont ils ne veulent pas et qu’ils accusent de tous les maux notamment celui de ne respecter les valeurs de la République. Mais une étude récente de Sebastian Roché [La Nation inachevée, Grasset, 2023] a observé deux types de cohortes d’élèves issus de l’immigration, les premiers, dans des établissements où ils étaient minoritaires en nombre, les seconds, dans des établissements où ils étaient majoritaires. En les interrogeant sur leur adhésion aux normes civiques et leur sentiment d’être français, il a constaté une différence importante entre les deux cohortes. Ceux qui étaient noyés dans un ensemble plus large se sentaient bien plus appartenir à la France que ceux marqués par une forte concentration communautaire.

Mais la gauche n’a-t-elle pas abandonné l’idée de mérite et d’effort ? Il suffit de réécouter les chansons de Jean-Jacques Goldman, qui, dans les années 1980, défendait l’effort comme moyen d’échapper aux fatalités sociales, expliquant qu’au fond il s’agissait là d’une chance…

Vous me prenez par les sentiments en évoquant Jean-Jacques Goldman… Non, je ne pense pas que la gauche ait abandonné l’idée d’effort et de mérite. Mais elle a un regard lucide sur la question. Le sens de l’effort (qui fait la réussite scolaire), ça ne s’improvise pas. Ça s’acquiert au contact d’un environnement qui peut concrètement donner à voir que l’effort (ou le mérite) paie. Au contact de bonnes conditions d’apprentissage à l’école, pas perturbées par des manques criants et un climat scolaire perturbé. Et enfin au contact de ses pairs, les autres élèves, qui, plus ils seront divers et plus ils vous donneront la chance d’accéder à d’autres modèles, d’autres horizons, d’autres perspectives.

Dans le débat public, dans les options politiques actuellement portées au pouvoir, on croit que, par une parole magique, on va résoudre ces questions de destin scolaire (quand du moins on s’y intéresse). Mais il s’agit d’une question complexe, qui draine tout à la fois l’héritage de notre histoire scolaire, le poids du diplôme dans notre société, les stratégies des familles, les insuffisances en matière d’inclusion républicaine. Croit-on sérieusement qu’on va résoudre tout cela avec le port de l’uniforme ? Ou en scandant systématiquement “retour à l’autorité et à l’exigence !”, sans donner les moyens aux enseignants eux-mêmes d’en être les porteurs ?

Pour moi, en matière scolaire, la véritable exigence, c’est de réussir à faire intérioriser l’exigence par l’élève. Rien ne sert de lui dire avec autorité : “Lis !” Dès que vous aurez le dos tourné, il passera à autre chose. En revanche, trouver la brèche par laquelle on fera entrer en lui l’amour de la lecture, le plaisir d’apprendre, le goût de résoudre des équations, voilà qui est bien plus exigeant et ambitieux. C’est ce qu’on appelle la pratique pédagogique, et c’est ce qui ne s’improvise pas, pour laquelle les enseignants ont besoin d’être formés tout au long de leur carrière. Car les enfants changent, et leur capacité de concentration s’amoindrit à mesure que s’étend ce fléau qu’est devenue la distraction numérique une fois rentrés chez eux.

Chaque fois qu’on crée des classes de niveau, on se décharge et on relègue ceux dont les familles n’ont pas les codes

Alors ministre de l’Education nationale, en 2015, vous aviez lancé des expérimentations en matière de mixité sociale à l’école. Quelles leçons en tirez-vous ?

En 2015, j’ai décidé sur ce sujet de rompre avec le totem des mesures uniformes venues du haut et annoncées à grands coups de communiqués ministériels salvateurs. Et de repartir du terrain. L’élue locale que j’avais été pendant longtemps savait la force et la singularité de ce qu’il se passe concrètement dans les lieux de vie des gens. J’ai alors proposé aux départements de s’engager avec nous pour mieux mélanger les publics de leurs collèges respectifs. On a conçu un panel de solutions pour réaliser cela, en leur laissant choisir celle qui serait la mieux adaptée à leur territoire, leur géographie, leur histoire, leurs habitants. Ce travail dans la dentelle peut paraître moins impressionnant que le vote d’une loi, mais, dans les faits, ça s’est avéré magistralement efficace : partir du terrain, c’est coller aux réalités, c’est pouvoir associer les familles à la réflexion dans d’innombrables réunions publiques et, donc, éviter de tomber dans les polarisations outrancières, lever une à une les réserves et les inquiétudes. Avec cette façon de faire, on a pu fusionner des collèges ; en détruire certains et en reconstruire d’autres avec une localisation plus propice au mélange ; déplacer des élèves ; mettre en place des secteurs multicollèges pour répartir de façon socialement équilibrée les élèves une fois les vœux des familles effectués ; redessiner un secteur en suivant le tracé d’une ligne de métro ou de bus pour mélanger des arrondissements très différents, etc., et même aboutir à des solutions particulièrement originales, comme les “montées alternées” qu’on voit aujourd’hui dans les collèges Berlioz et Coysevox, dans le XVIIIᵉ arrondissement parisien, où les élèves de ces deux établissements qui ne se ressemblaient pas se retrouvent désormais tous ensemble à faire la moitié de leur scolarité dans le premier et l’autre moitié dans le second.

Beaucoup de choses sont possibles afin de favoriser la mixité, il faut laisser courir son imagination. Ce qui est très appréciable avec les départements qui ont joué le jeu, c’est que, non seulement, ils se sont approprié les solutions retenues, mais qu’en plus ils ont ici ou là créé des observatoires de la mixité scolaire, veillé par la suite à chaque construction d’un nouvel établissement à en choisir la localisation intelligemment, servi d’ambassadeurs de cette mixité auprès de leurs collègues des autres départements, qui à leur tour se demandent comment procéder…

En lançant ces expérimentations, en 2015, j’avais demandé qu’elles soient évaluées par des chercheurs qui ont donc suivi sur plusieurs années les cohortes d’élèves concernés. Au printemps 2023, les économistes Julien Grenet, Elise Huillery et Youssef Souidi ont publié leurs conclusions. Et elles ne peuvent laisser personne indifférent : la mixité sociale a progressé de manière significative ; il n’y a pas eu de fuite vers le privé ; les résultats scolaires se sont améliorés sans que les plus socialement favorisés ou meilleurs élèves n’y perdent. Le climat scolaire en a été très positivement impacté et enfin les élèves (tous les élèves) ont incroyablement gagné en estime d’eux-mêmes, capacité de se projeter, d’entraide et de coopération et en compréhension du sens de l’effort. Naïvement, j’ai cru que les politiques allaient se saisir de ces bons résultats. Mais ces conclusions sont tellement passées inaperçues (alors même que Pap Ndiaye, qui disait son engagement sur ce sujet, était encore ministre…) que je m’interroge vraiment sur notre réelle volonté collective de changer cela…

Si d’aventure on décide qu’on le veut vraiment, alors le livre dessine à partir de ces expérimentations ce à quoi devrait ressembler une politique efficace pour faire grandir ensemble nos enfants : une impulsion et un accompagnement national et une mise en œuvre locale.

On imagine que vous n’êtes pas fan des groupes de niveau voulus par Gabriel Attal…

Gabriel Attal comme Amélie Oudéa-Castéra ont, à leur corps défendant, rendu un immense service à l’Education nationale et à tous ces débats sur les inégalités. Oudéa-Castéra, en jetant une lumière crue sur l’ampleur du sécessionnisme socio-scolaire. Et Attal, en exposant avec une rare clarté l’alternative à cette mixité sociale qu’on appelle de nos vœux. Qu’on le veuille ou non, la réalité, c’est que nous avons désormais, et contrairement aux années 1950, des élèves très différents les uns des autres au sein de nos écoles, et que c’est une bonne chose, car notre société et notre économie ont besoin d’une jeunesse largement formée. Que fait-on de cette massification ? Soit on la transforme en véritable démocratisation, ce qui suppose de gérer cette hétérogénéité encore une fois en accordant autant de valeur à chaque enfant et en donnant les moyens aux professeurs de faire leur travail (formation, effectifs réduits…).

Soit on opte pour la solution de facilité qui consiste à séparer les élèves et à reléguer sans perspectives ceux qu’on estime retarder les autres. Cette option facile n’a rien d’original, notre système scolaire connaît déjà les classes de niveau. Comment ne pas voir que, généralement, elles épousent quasi parfaitement les contours des inégalités sociales ? Comment ne pas voir la surreprésentation des enfants d’ouvriers ou de milieu populaire dans les Segpa (71 %), dans l’enseignement professionnel (56 %) ou chez les redoublants ? Chaque fois qu’on crée des classes de niveau, on se décharge et on relègue ceux dont les familles n’ont pas les codes pour défendre leurs enfants au moment de l’orientation. Et on emprisonne des destins, voilà tout.

N’y a-t-il pas, tout simplement, une évolution de notre société vers des parents consommateurs, qui veulent le meilleur pour leurs enfants au détriment de l’intérêt collectif ?

Bien sûr. Mais, ce qu’il faut comprendre, c’est que les politiques publiques et les discours adressés par le sommet de l’Etat imprègnent profondément les parents. Une réforme comme celle de Parcoursup conforte les parents dans le rôle de consommateur : parlez-en aux professeurs qui voient de plus en plus de parents venir contester les notes de leurs enfants, parce qu’ils saisissent que cela va leur bloquer l’accès à l’enseignement supérieur de leur choix…

De la même façon, je suis convaincue que l’embourgeoisement du privé ces dernières années est le résultat de messages implicites adressés depuis le sommet de l’Etat, avec, par exemple, ce curieux choix de nommer successivement ministres de l’Education des personnes qui n’ont pas fait l’expérience du service public en la matière. Pris individuellement, on peut ne pas forcément vouloir leur reprocher leur parcours. Mais, tout de même, quand on parle de conduire la politique éducative de la France, on parle à 80 % d’établissements publics, avouez que ça interroge.

Enfin, pour revenir à votre question, nous avons un vrai problème dans notre pays avec l’emprise du diplôme, et le fait que ce que nous avons fait ou pas fait à l’âge de 18 ans puisse à ce point marquer notre trajectoire de vie. C’est choquant dans l’absolu, mais plus encore dans le monde réel dans lequel nous vivons et alors que nous ne savons même pas quels seront les métiers de demain et les multiples chemins de traverse et de reconversions que nous prendrons. Il va donc falloir trouver d’autres modes de reconnaissance des mérites et de valorisation des individus que le seul couperet scolaire. Ce qui aura aussi l’immense avantage d’alléger un peu la pression mise sur nos écoles.

* Le Ghetto scolaire. Pour en finir avec le séparatisme, par François Dubey et Najat Vallaud-Belkacem. Seuil, 121 p., 12,90 €.




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