Colombie : Necocli, ce port de pêche théâtre d’un flux migratoire “inédit” vers les Etats-Unis


Les matins, vers 7 heures, l’embarcadère de Necocli ressemble à une ruche. Pedro Carrillo se fraye un chemin entre les voyageurs qui s’apprêtent à partir pour le grand voyage vers les Etats-Unis. La première étape de leur dangereux périple consiste en une traversée de dix heures en bateau à travers le golfe d’Uraba. Ils atteindront alors la localité de Capurgana, à 70 kilomètres de là – également en Colombie, mais à la frontière panaméenne. Ensuite, un autre obstacle naturel attend les migrants : la forêt du Darien. Au Panama, cette épaisse jungle montagneuse, vaste comme la Belgique, constitue une barrière naturelle qu’aucune route n’a jamais traversée. Puis il restera à parcourir tous les autres Etats d’Amérique centrale – Costa Rica, Nicaragua, Honduras, Guatemala, Mexique – pour rejoindre le Texas, au terme d’un voyage de 3 500 kilomètres et de plusieurs semaines.

Pour le moment, Pedro Carrillo se contente d’aborder les passagers pour leur vendre des sacs-poubelles, indispensables pour protéger les bagages à bord du bateau. Mais bientôt, lui aussi s’élancera. Cela fait un mois que ce trentenaire vénézuélien dort dans une tente de fortune plantée sur la plage voisine dans l’attente de traverser le golfe d’Uraba. “J’essaye de me faire un petit peu d’argent pour payer la traversée”, explique l’habitant provisoire de Necocli, le petit port de pêche devenu un “hub” international.

En dix ans, 216 fois plus de migrants

La traversée du Darien n’est pas un phénomène nouveau. “Des vestiges de l’époque maya [NDLR : qui a duré quatre millénaires, jusqu’en 1520 après J.-C.] attestent de passages humains dans la région”, remarque la chercheuse en sciences sociales Marilou Sarrut. Mais ces dernières années, le flux a pris une ampleur inédite. Alors que les autorités panaméennes enregistraient une moyenne de 2 400 arrivées par an entre 2010 et 2014, le chiffre est passé à 30 000 en 2015-2016. Six ans plus tard, en 2022, 250 000 migrants ont emprunté la route du Darien. Et l’année dernière, c’était plus de 520 000 ! En 2024, les autorités panaméennes prévoient une nouvelle augmentation de 20 %.

Ce boom fait la fortune de Necocli. Les magasins de camping ont poussé comme des champignons. Tous vendent des tentes, des lampes frontales, des chaussures de randonnée, des lotions antimoustiques, etc. Jesus, un commerçant, en vient presque à se plaindre de la concurrence. “Voilà quelques années, il n’y avait presque aucun magasin comme le nôtre ; aujourd’hui, il devient difficile de se différencier.” A moins, bien sûr, de se lancer dans l’hôtellerie. Le secteur a explosé. De nombreux autochtones, comme la sexagénaire Gloria, proposent des chambres aux migrants les plus aisés. “Certains habitants retournent vivre chez leurs parents pour louer leur maison entière et gagner encore plus d’argent !”, s’étonne la vieille dame.

Mais qui sont ces clients qui rêvent d’Amérique ? Les Vénézuéliens forment le plus gros contingent : l’an dernier, ils étaient 328 000 à franchir le Darien, soit 60 % du total. Viennent ensuite les Equatoriens (57 000) et les Haïtiens (46 000). Necocli est une tour de Babel : “Les gens viennent de partout, reprend Gloria. Il y a des Afghans, des Indiens, des Turcs, des Ouzbeks, des Nigérians et j’en oublie.” Parmi les non-Latinos, les plus nombreux sont les Chinois. L’année dernière, plus de 25 000 ont tenté l’aventure.

Parti de Canton, Liu est passé par Casablanca, au Maroc, puis Quito en Equateur, avant d’atterrir chez Gloria. “Vous êtes obligé de faire des détours pour ne pas attirer l’attention des autorités chinoises”, précise le jeune Cantonais qui tient à rester anonyme afin de ne pas attirer des ennuis à ses proches restés en Chine. “Je ne suis pas d’accord avec le contrôle social mis en place par notre gouvernement. Alors je suis parti. Aux Etats-Unis, je veux vivre librement”, explique-t-il. La chercheuse Marilou Sarrut, qui a passé de longs mois à étudier Necocli a vu passer nombre de ses compatriotes, écœurés par le système dictatorial de Xi Jinping. “Avec le Covid, certains ont franchi le pas et se sont dit : ‘Je ne vivrai plus en Chine.'”

La route de la terreur

Comme les Vénézuéliens et les autres migrants, ces Chinois sont conscients des dangers qui les attendent. “Outre les risques naturels et les maladies, il y a le banditisme, explique Marilou Sarrut. Car le Darien est une zone hors du contrôle étatique.” Côté colombien, le premier tronçon du voyage, c’est-à-dire la traversée du golfe, est géré par les ex-paramilitaires du Clan del Golfo. Une fois au Panama, les migrants croisent la route d'”une multitude de bandes armées, peu hiérarchisées, qui appliquent un régime de terreur.” Les migrants arrivés à bon port témoignent de scènes de racket, de violences physiques et d’assassinats. Médecins sans frontières a dénombré 676 actes de violences en 2023, dont un tiers à caractère sexuel.

Sur le ponton du port de Necocli, Pedro Carillo se dit prêt à risquer sa vie : “Ce dont j’ai peur, ce n’est pas de la jungle, mais de rester ici, ne pas avoir de travail, d’avoir faim et qu’on m’oblige à retourner au Venezuela.” Alors, il continue de vendre des sacs plastiques pour quelques pesos. Un “business” qui, à coup sûr, ne lui permettra jamais de s’offrir la “route VIP” vers le Panama, celle généralement empruntée par les Chinois, plus fortunés que les Latinos. Pour 800 dollars, les compatriotes de Xi Jinping suivent le chemin de la côte, le plus sûr, car il consiste en de nombreux sauts de puces maritimes le long du Panama. Pour la traversée de la jungle, infestée de moustiques et de voleurs, le Vénézuélien devra acquitter la somme de 300 dollars à ses passeurs. Une fortune pour lui qui rêve de terre promise.




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