CNews, l’Arcom et RSF : les coulisses d’une partie de poker menteur


Le premier qui dit exactement ce qu’il pense a perdu. Roch-Olivier Maistre joue-t-il à ce jeu lorsqu’il appelle Christophe Deloire, le secrétaire général de Reporters sans Frontières (RSF), ce mardi 13 février ? Le haut fonctionnaire a en tout cas la défaite élégante. Le Conseil d’Etat vient de condamner son autorité à verser 3000 euros à l’ONG ; les juges ont surtout estimé que l’Arcom appliquait mal la loi sur le pluralisme et l’indépendance des chaînes de télévision. “Je suis aux anges. Ça fait cinq ans que je me bats pour ça”, affirme le haut fonctionnaire auprès de Deloire, selon le souvenir de ce dernier. L’Arcom a pourtant produit un mémoire en défense de dix-huit pages contre la requête de RSF.

Le Conseil d’Etat enjoint l’autorité de mieux mettre en œuvre le pluralisme à la télévision, sans se contenter de comptabiliser les temps de parole des personnalités politiques. C’est que la chaîne CNews, canal 16 de la TNT, a fait émerger depuis plusieurs années une nouvelle catégorie d’intervenants. Des essayistes engagés, militants sans mandat, intellectuels politisés. De forte préférence conservateurs. Mais où classer Jean Messiha, fâché avec Marine Le Pen comme avec Eric Zemmour, ou bien Kevin Bossuet, professeur d’histoire “réac”, certes, mais jamais encarté en politique ? Même problème pour les propos des chroniqueurs du Figaro, de Valeurs Actuelles, et désormais du Journal du dimanche… Va-t-on ficher les journalistes ?

“J’attends que le Crif saisisse l’Arcom”

A regarder la chaîne 16, ça ne fait aucun doute. “Conseil d’Etat : RSF contre la liberté d’expression ?” cingle le bandeau diffusé en ouverture de L’Heure des Pros 2, ce 13 février. “Aucun média, évidemment, n’est soumis à cette même jurisprudence. J’attends que le Crif, par exemple, saisisse l’Arcom ou le Conseil d’Etat pour qu’ils regardent comment France Inter ou France Télévisions traitent l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre”, éditorialise Pascal Praud après une minute d’émission. L’affirmation du présentateur est totalement fausse : même si le recours de Reporters sans Frontières portait sur CNews, la décision de justice concerne tous les médias. Les hiérarques du groupe Vivendi ne l’ignorent pas, ils étaient partie au procès, aux côtés de l’Arcom.

Dans un mémoire de dix-sept pages, CNews soutenait respecter rigoureusement le pluralisme et le principe d’indépendance compris dans la loi. Sur ce dernier point, motus à l’antenne. La défense de la chaîne était pourtant crâne : elle expliquait qu’”aucune disposition de la loi du 30 septembre 1986 n’interdit aux actionnaires d’un service audiovisuel d’intervenir dans la détermination de la ligne éditoriale”. En clair, Vincent Bolloré aurait le droit de déterminer la ligne éditoriale du média dont il est actionnaire. Là encore, le Conseil d’Etat s’est inscrit en faux. “Les obligations d’un éditeur de service en matière d’indépendance de l’information sont au nombre de celles dont la méconnaissance peut être constatée par l’Arcom non seulement au regard d’un programme donné, mais également au regard de l’ensemble de ses conditions de fonctionnement et des caractéristiques de sa programmation”, ont tranché les juges. Pour avoir refusé d’enquêter sur le fonctionnement de CNews, l’Arcom est également condamné sur ce motif.

“Liberté éditoriale sous surveillance”

Pour Pascal Praud et consorts, l’essentiel n’est pas là. Il s’agit de dénoncer la censure, quand bien même les médias télévisés ne sont pas tout à fait des marchandises comme les autres : en tant que “bien rare” concédé par l’Etat, l’attribution d’un canal TNT suppose d’accepter certaines obligations de service public. Le premier qui dit exactement ce qu’il pense a perdu : la partie de poker menteur entre l’Arcom, RSF et CNews ne porte pas uniquement sur le pluralisme ou l’indépendance. En ligne de mire, il y a le renouvellement de quinze fréquences de la TNT… dont C8 et CNews. Hors de question pour Bolloré et ses collaborateurs de céder leurs canaux, obtenus gratuitement, pour une application insuffisante de la loi. D’où une pression de tous les instants à l’antenne… et même en dehors. Ce 18 février, le Journal du dimanche, média du groupe Vivendi, consacre quatre pages et sa Une à “la liberté éditoriale sous surveillance”. La photo de Christophe Deloire s’étale en couverture.

Mais va-t-on alors ficher les journalistes ? Questionnement provocateur, mais légitime. Difficile a priori de comprendre où classer politiquement des chroniqueurs, et a fortiori des journalistes détenteurs d’une carte de presse. Dans La Tribune dimanche, ce 18 février, Roch-Olivier Maistre ne livre aucune piste mais prévient que l’Arcom effectuera désormais “une appréciation globale sur l’ensemble des programmes diffusés”, et ce dès “la fin du mois” de février. Façon de montrer sa bonne volonté face aux exigences du Conseil d’Etat.

Même RSF paraît s’interroger sur les modalités. Face à Pascal Praud, le 14 février, Christophe Deloire n’a pas paru extrêmement précis ni affûté sur la mise en pratique du “pluralisme global”. Il évoque en privé la transparence des statuts des invités, rémunérés ou bénévoles. Et aussi les propositions de l’universitaire Julia Cagé, formulées dans Le Monde, le 15 février. L’économiste suggère de prendre désormais en compte pour classer les personnalités “la participation des intervenants aux universités d’été ou autres conventions des partis politiques”, “les contributions à des think tanks rattachés à des partis ou mouvements politiques”, ou encore “la signature de tribunes de soutien aux candidats au premier tour de l’élection présidentielle”. Mais il suffira alors aux invités de s’abstenir de tels engagements pour rester “neutres” aux yeux de l’Arcom.

RSF propose aussi un autre mode de calcul, non en fonction des personnalités invitées mais des sujets abordés et de la tonalité des interventions. Il serait ainsi possible de caractériser une absence de contradiction sur le long terme. Charge à l’Arcom de mettre en œuvre une telle révolution… en faisant en sorte qu’elle ne se transforme pas en usine à gaz.




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