Mort de Thomas : la violence dans les bals, illustration de l’évolution de la société


Après plusieurs jours d’enquête, le meurtrier présumé du jeune Thomas a été arrêté mardi 21 novembre, dans la région de Toulouse. Agé de 20 ans, il est notamment accusé d’avoir porté “un coup de couteau mortel” à cet adolescent de 16 ans dans la nuit du 18 au 19 novembre, durant une rixe en marge d’un bal dans la commune de Crépol, dans la Drôme. Au milieu de la nuit, il aurait tenté de s’introduire avec une dizaine d’autres personnes dans la salle communale du village, où se déroulait un bal sur invitation. Un vigile qui s’efforçait de bloquer le petit groupe aurait d’abord été poignardé, avant qu’une bagarre explose à l’extérieur du bâtiment, lors de laquelle une dizaine de participants à la fête ont été blessés, dont deux, en état d’urgence absolue, ont dû être hospitalisés, et Thomas a été tué.

Marquante par sa brutalité, l’affaire est loin d’être inédite. Dans la presse locale, de nombreux articles relatent des violences en marge de fêtes de village ou de bals locaux, entraînant parfois la mort de certains participants. En juin dernier, un trentenaire est ainsi décédé des suites de ses blessures après une bagarre à la Fête de la musique organisée aux Villages-Vovéens, en Eure-et-Loir. A la même période, le maire de Magnières, en Meurthe-et-Moselle, était violemment agressé par plusieurs jeunes auxquels il avait demandé de “baisser le son”, lors d’une soirée dans la salle des fêtes de sa commune. En avril 2022, plusieurs participants à un bal étaient, eux, agressés à la batte de baseball dans la salle polyvalente de Manziat, dans l’Ain.

“La violence en marge de ce type d’événements a finalement toujours existé : plusieurs personnes meurent chaque année dans des bagarres de bal, même si ce phénomène reste très minoritaire”, commente Dominique Crozat, géographe culturel et social à l’université Paul-Valéry – Montpellier III, spécialiste de la fête et des loisirs. Sur les 120 000 bals organisés chaque année en France, le géographe estime que “de 2 à 3 % seulement sont marqués par des violences, et moins de 1 % font l’objet de procès-verbaux de gendarmerie évoquant des blessés ou des morts”. Dominique Crozat rappelle la forte politisation des bals dès le XIXᵉ siècle, et les violences qui s’ensuivaient dans certaines communes rurales. “Un orchestre venant d’un village royaliste allait provoquer le village républicain d’à côté, créant d’énormes bagarres, avec parfois des morts”, pointe-t-il.

A partir des années 1970, des faits divers marquent “durablement” les populations locales, de par la violence des conflits “qui se déroulaient en général avec les habitants des villages voisins”. “Depuis toujours, la fête contribue à créer du collectif, un groupe considéré comme un ‘nous’, qui peut dans certains cas s’opposer à ‘l’autre’ : l’étranger, le village d’à côté, celui qui, en somme, ne fait pas partie du groupe, développe le géographe. Soyons clairs : il y a cette notion identitaire dans beaucoup de bals. Les gens qui ne sont pas bien intégrés localement restent au fond, à l’écart, et peuvent dans certains cas être très mal accueillis.” Ou entretenir une défiance à l’encontre du groupe majoritaire, pouvant dégénérer en violence.

“Lieu de rassemblement stigmatisant”

Considérée comme l’une des activités festives principales dans le monde rural jusqu’à la fin des années 1960, la fréquentation des bals s’est peu à peu affaissée. Dans son ouvrage Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin (2019, La Découverte), le sociologue Benoît Coquard évoque la lente désaffection pour ces événements. Dans les cantons dans lesquels il a enquêté, le sociologue observe ainsi un nombre de bals réduit à “cinq ou six sur une année”, ne regroupant parfois qu’une soixantaine de participants dans des salles des fêtes qui accueillaient par le passé “des centaines de personnes” pour des soirées dansantes bimensuelles. Dans certaines communes, ce débat sur la déshérence des bals débouche plus largement sur celui de la disparition du style de vie qui leur était associé et du savoir-vivre de leurs aînés.

Autrefois attendu, le bal est désormais devenu aux yeux des jeunes de certains bourgs “un lieu de rassemblement stigmatisant”, résume le sociologue. “En évoquant ce sujet, je m’entendais rétorquer que seuls les ‘cassos’ se rendaient au bal aujourd’hui. Déserter le bal de village est donc plus qu’un phénomène culturel entraîné par l’apparition d’autres lieux de loisirs ou encore par l’expansion des loisirs numériques”, complète-t-il. “Petit à petit, les jeunes qui sortaient faire la fête dans la commune, qui traînaient alcoolisés dans la rue, ont été mal vus. Ce qui était considéré il y a quelques années comme acceptable, faisant partie de l’ambiance de village, est désormais stigmatisant, et amène certains jeunes à rester en marge de ces fêtes”, abonde Clément Reversé, sociologue au Centre Emile-Durkheim, à Bordeaux, et spécialiste de la jeunesse en milieu rural.

Dans son ouvrage, Benoît Coquard prend ainsi l’exemple d’un bal auquel il a assisté dans une commune rurale. “L’ambiance en général sera marquée par plusieurs altercations. Au moment du bilan, les membres du nouveau comité des fêtes sont déçus : peu de monde (85 entrées à 3 euros), beaucoup de bagarres, et les videurs qui ne veulent plus revenir. Face à cette situation, les poncifs habituels sur les ‘bals d’avant’ et leur époque glorieuse sont ressortis”, écrit-il.

“Intensité des violences”

Au point que certains maires préfèrent désormais se préparer à d’éventuelles violences. “Auparavant, les bagarres, dont la fréquence n’était probablement pas plus faible, ne faisaient pas l’objet de procès. […] Depuis les années 2010, un ou deux vigiles sont présents à chaque manifestation, puis les éventuels débuts de bagarre sont rapportés dans le compte rendu du journal local. Sur l’affiche de l’événement, la mention d’un ‘service de sécurité sur place’ est censée rassurer une clientèle qui se déplace de moins en moins dans les villages ‘mal réputés’”, souligne Benoît Coquard dans son livre.

“Nous n’avons plus le choix : ce qui a changé, c’est l’intensité des violences”, estime Marc Guerrini, maire des Villages-Vovéens et élu depuis 1995. “Les coups de poing d’il y a quelques années se sont transformés en bagarre au couteau, et l’arrivée des gendarmes ne suffit plus toujours à calmer les choses”, fait-il valoir, rappelant que lors du conflit qui a amené à la mort d’un jeune homme dans sa commune durant la Fête de la musique de 2022, “les gendarmes étaient postés à 15 mètres”. Lors de l’édition 2019 de la Fête de la musique, l’élu avait lui-même été violemment agressé dans une bagarre générale, après avoir demandé à des jeunes de stopper leur prestation de rap. “On ne respecte plus le gendarme ni l’élu. En conséquence, nous avons renforcé nos équipes de prévention, mais on tend un peu le dos à chaque manifestation”, confie-t-il.

“Des conflits entre bandes, des litiges entre différents groupes de villages voisins, ça arrive souvent dans ce type de fêtes, et depuis longtemps. Mais des jets de projectile sur les pompiers ou les forces de l’ordre qui tentent d’intervenir, c’est inédit”, regrette de son côté Josian Ribes, maire de Montbazin. Lors de la fête de la Saint-Jean, en juin dernier, une cinquantaine de gendarmes ont dû intervenir dans sa commune de 3 000 habitants, après qu’une bagarre a dégénéré. “Nous avons été obligés d’annuler la fête le lendemain. Pour chaque manifestation, nous payons désormais des agents privés, nous surveillons les entrées et les sorties… On fait tout pour éviter un drame”, souffle-t-il.




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