Dans le petit monde de la communication de crise, “la rumeur de Cannes” peut être considérée comme un cas d’école. Où les règles d’or du métier – ne pas crédibiliser un ouï-dire en le commentant – ont dû être transgressées. “Pour stopper le processus, il vaut mieux, dans un cas précis comme celui-là, parler”, avance Guillaume Didier, ancien magistrat et communicant de crise depuis vingt ans, président France de l’agence Forward Global. Avant même que les réseaux sociaux ne s’emparent du sujet, plusieurs professionnels du secteur ont confirmé à L’Express avoir “entendu parler”, depuis plusieurs semaines, dans des boucles WhatsApp ou des discussions informelles, d’une poignée de personnalités du monde du cinéma potentiellement visées par une ou plusieurs enquêtes journalistiques à paraître, les accusant d’agressions sexistes et sexuelles dans le cadre du mouvement #MeToo. Sans plus de preuves, détails ou faits avérés, cette rumeur enfle, mute, s’étend. Jusqu’à ce qu’une liste de noms, composée d’une dizaine d’artistes, échoue début mai sur les réseaux sociaux, relayée par des comptes aux dizaines de milliers d’abonnés, aux relents complotistes ou proches des milieux d’extrême droite.
Sur Internet, la mayonnaise monte en quelques jours. Sans qu’aucun élément tangible ne soit apporté à la rumeur, le nom du média d’investigation Mediapart est martelé par certains comptes, des articles de presse évoquent l’affaire, certaines émissions s’en font le relais. Les bruits de couloir se mélangent aux enquêtes journalistiques, bien réelles, sourcées et documentées, récemment publiées afin de dénoncer le comportement de producteurs ou de réalisateurs. Face à l’ampleur de l’affaire, Mediapart se voit obligé, le 13 mai – veille de l’ouverture du Festival -, de publier un article indiquant qu’aucune “liste” ne doit être publiée. Dans l’intervalle, le Festival de Cannes verrouille sa communication : plus d’une semaine avant le démenti de Mediapart, la présidente de l’événement Iris Knobloch choisit de s’exprimer dans Le Figaro, premier média à évoquer l’affaire dans une longue enquête publiée le 5 mai. Elle y admet être passée en “vigilance renforcée”, et être conseillée par une agence de communication de crise qui élabore “différents scénarios”.
Quatre jours plus tard, dans une interview à Paris Match, elle précise “suivre la situation de près”. “Si le cas d’une personne mise en cause se présentait, nous veillerions à prendre la bonne décision au cas par cas […]. Mais on évoquerait aussi l’œuvre afin de voir ce qui est le mieux pour elle”, ajoutait-elle. Le 12 mai, La Tribune dimanche détaille que le Festival s’est attaché les services d’Image 7, la prestigieuse agence de conseil dirigée par la communicante de crise Anne Méaux, “afin d’imaginer les différents scénarios en cas de révélations sérieuses impliquant des membres du jury ou des personnalités en compétition”. Contactée sur le sujet, Anne Méaux n’a pas souhaité s’exprimer. Mais le travail de l’ombre de son agence de communication, comme toutes celles contactées par les institutions ou artistes lors de ce type de crise, est colossal.
“Travail de off” et “contrôle du récit”
Quand faut-il parler ? A qui ? Pour dire quoi ? Comment éviter de donner corps à une rumeur, sans pour autant perdre tout contrôle sur la situation ? “La rumeur est dangereuse : si on la dément trop tôt, on risque de l’accréditer. Si on ne la commente pas, on laisse le doute se distiller au sein de l’opinion publique”, commente Guillaume Didier. Habitué de ce type de dossiers, l’homme a appris à détecter “les signaux faibles” d’une montée en puissance de la rumeur, et les meilleurs moyens de la désamorcer. “Il y a d’abord un vrai travail de fond, en off avec les journalistes : quand vous sentez la pression monter, vous tentez d’enrayer la crise, d’expliquer le contexte, l’origine de la rumeur, les polémiques qui risquent d’en découler”, explique-t-il. Une fois ce travail de “pédagogie” réalisé, certaines rumeurs, souvent non fondées, meurent dans l’œuf. Mais malgré ces efforts, les bruits de couloir peuvent continuer à s’amplifier, jusqu’au point de non-retour.
“Tout le milieu commence à en parler en off, puis la presse vous rappelle, prend contact avec des producteurs, des agents, voire des artistes eux-mêmes, dont la moindre phrase ou présence médiatique va être décryptée et analysée”, détaille-t-il. Lorsque le poison du doute atteint à la fois une communauté de fans, une communauté de victimes, un milieu professionnel spécifique ou les partenaires financiers d’un événement, l’expert en communication de crise Yannick Augrandenis évoque “un cocktail de tous les risques, qui peut exploser n’importe quand”. “Il faut alors rassurer, et prendre le contrôle du récit autant que possible”, estime l’associé de l’agence Plead, qui a déjà travaillé sur “ce type de dossiers”. Dans un contexte aussi délicat que le mouvement #MeToo, le sujet de cette rumeur ne pouvait pas, selon la directrice générale de l’agence de conseil Hopscotch décideurs, Patricia Chapelotte, être ignoré par le Festival. “C’est un énorme business, qui agrège des millions et ne peut pas se permettre de se laisser polluer par des pseudo-listes d’acteurs de premier plan qui ne sortent pas. Iris Knobloch a eu raison de stopper l’hémorragie tout de suite, en montrant qu’elle était prête, sans pour autant évoquer directement la rumeur de cette liste”, juge-t-elle.
Prise de parole à “double tranchant”
Au-delà des institutions concernées, les artistes mis en cause ont, eux aussi, leur rôle à jouer. “Notre mission consiste à réduire les risques réputationnels nés de ce type d’accusations”, résume Florian Silnicki, fondateur de l’agence LaFrenchCom, qui admet avoir accompagné “des centaines de situations où des accusations sensibles portées sur les réseaux sociaux auraient pu nuire à la réputation de clients”. Dans ce type de cas, les conseils soufflés par les communicants à leurs interlocuteurs sont souvent les mêmes : ne jamais s’emporter ou répondre de manière émotionnelle sur les réseaux, éviter de se cacher ou de fuir les apparitions publiques – “ce qui pourrait être perçu comme un signe de culpabilité” -, ne pas prendre les accusations à la légère, et ne jamais tenter de discréditer les quelconques accusateurs de manière agressive ou méprisante en public – malgré le sentiment de colère ou d’impuissance parfois généré par de telles rumeurs. “Si l’un des acteurs accusés dans cette fameuse liste avait décidé, sous le coup de la colère, de s’en prendre au mouvement #MeToo par exemple, cela aurait tout à fait pu se retourner contre lui”, glisse un communicant.
En fonction des cas, les spécialistes réfléchissent à une stratégie de réponse proportionnée. Gérer une rumeur infondée peut ainsi s’apparenter, selon Florian Silnicki, à jouer “à tape-taupe dans une fête foraine” : analyser d’où vient la rumeur, “frapper vite et fort” pour la faire disparaître et agir “avec précision” lorsqu’elle se matérialise. Pour le spécialiste, le silence n’est “jamais une bonne idée”, et une réponse médiatique des accusés peut s’avérer “cruciale”. Yannick Augrandenis confirme : “Quand bien même aucun fait répréhensible n’a été commis, il y aura toujours ce poison du doute, ce cliché du “qui ne dit mot consent”. Pour un artiste très exposé par une promotion, par exemple, mieux vaut prendre la parole dans un environnement connu, avec des règles préétablies.” Un exercice d’équilibriste auquel s’est essayé le comédien Raphaël Quenard, interviewé par Mouloud Achour dans une interview pour Clique, sur Canal+, le 14 mai. Directement nommé sur les réseaux sociaux dans la fameuse “liste” d’agresseurs présumés, le trentenaire évoque “un sentiment d’injustice et d’impuissance”.
“[La rumeur] prolifère du fait d’inconscients qui répètent des ‘il paraît que’, et le conditionnel devient une affirmation, qui devient ensuite une accusation. C’est une mécanique infernale”, plaide-t-il, évoquant un “niveau de perniciosité cataclysmique”. “Ça veut dire dix personnes par jour qui t’appellent, des amis qui te convoquent […], des gens qui parlent à ta famille, des contrats qui sont entachés, des gens avec qui on travaille qui en viennent à être contaminés par une espèce de suspicion malsaine”, raconte l’acteur. Une prise de parole “plutôt réussie”, selon Adrien Cicurel, directeur associé chez Publicis Consultants chargé de l’expertise crise. “Le fait de répondre à ce sujet émotionnel par l’émotion fonctionne, tout comme le choix d’en parler dans un format long, dans un environnement connu. Tous ces vecteurs sont souvent analysés et calculés en communication de crise : une fois la rumeur retombée, vous reprenez en main la gestion de votre réputation”, commente-t-il.
Techniques “à double tranchant”
Pour le spécialiste, cet exercice est pourtant à double tranchant. Comme de nombreux autres confrères, il cite “le cas d’école” Dominique Baudis. En 2003, alors président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, l’homme politique est accusé à tort de proxénétisme, viol, meurtre et actes de barbarie, dans l’affaire du tueur en série Patrice Alègre. Soucieux d’affirmer son innocence, il répond à la rumeur lors d’une interview en direct au 20 Heures de TF1. Mais se montre crispé et transpirant : sa défense fait l’effet inverse, sa “prestation”, jugée suspicieuse par l’opinion publique, renforce la rumeur. “Malgré lui et surtout malgré les faits, il donne le sentiment d’être coupable. Même après qu’il a été blanchi, son image a été totalement écornée”, souligne Adrien Cicurel.
“Vouloir prendre le contrôle du récit n’est pas toujours une bonne chose, a fortiori si vous êtes directement impliqué dans certaines affaires ou enquêtes journalistiques ou que des plaintes ont déjà été déposées”, prévient Yannick Augrandenis, évoquant l’affaire Nicolas Hulot. Le 24 novembre 2021, veille de diffusion d’un reportage de Complément d’enquête, l’ancien ministre de l’Ecologie participe à une interview-fleuve chez Bruce Toussaint, sur BFMTV, pour tenter de faire entendre “sa vérité”. “Il y a eu une espèce de confrontation avant même la diffusion du reportage : il a créé du buzz, de l’attente, et l’émission qui le mettait en cause a cartonné le lendemain. Le fait d’avoir démenti toutes accusations avant même d’entendre les faits qui lui étaient reprochés a rendu absolument inaudible toute sa défense après diffusion”, juge le communicant.
Même prise de risque lors de la sollicitation de soutiens aux artistes accusés d’agression. L’exemple de la prise de parole d’une cinquantaine de soutiens à Gérard Depardieu dans Le Figaro, en décembre 2023, après la diffusion d’un Complément d’enquête montrant des images du comédien multipliant les remarques sexuelles et sexistes, notamment à l’encontre d’une enfant d’une dizaine d’années, est souvent évoqué par les communicants interrogés par L’Express. Quelques jours après la publication du texte, certains signataires se rétractent, expliquant avoir “mal lu” ou “mal compris” la pétition. “Je m’interroge sur l’efficacité de telles stratégies de communication de crise, qui ne font en aucun cas taire la polémique, et peuvent au contraire renforcer le flou du message lorsque les signataires font machine arrière”, tacle Guillaume Didier. L’experte en communication de crise Anne Hommel, qui aurait, selon l’auteur de la tribune Yannis Ezziadi, contribué à mettre en relation Le Figaro et Gérard Depardieu – également connue pour avoir conseillé Dominique Strauss-Kahn dans l’affaire du Sofitel de New York ou le réalisateur Roman Polanski – n’a pas souhaité répondre aux sollicitations de L’Express.
“Gérer l’après-crise”
Dans un autre registre, l’humour permet parfois de venir à bout de certains bruits de couloir. L’intervention d’Emmanuel Macron au sujet d’une rumeur qui lui prêtait une relation avec l’ancien directeur de Radio France Mathieu Gallet en est le “meilleur exemple”, selon certains communicants. En 2017, en pleine campagne présidentielle, le candidat met les pieds dans le plat, en évoquant face au public cette rumeur lors d’un meeting au théâtre Bobino, à Paris. “Si dans les dîners en ville, dans les boucles de mails, on vous dit que j’ai une double vie avec Mathieu Gallet ou qui que ce soit d’autre, c’est mon hologramme qui soudain m’a échappé mais ça ne peut pas être moi !” lance-t-il, en référence à la performance réalisée la veille par Jean-Luc Mélenchon, dont le meeting avait été dédoublé de Paris à Lyon par un hologramme.
“C’était quitte ou double : d’un côté, il prend de court la rumeur à son sujet, mais de l’autre, il la rend publique pour l’immense majorité de Français qui n’en avaient absolument pas entendu parler”, décrypte un communicant, quand un autre salue la pirouette, qui aurait largement contribué à faire taire la rumeur. Quoi qu’il en soit, Mayada Boulos rappelle qu’il est souvent “heureux”, pour les personnes suspectées puis blanchies, “de ne pas oublier de gérer l’après-crise”. “Un grand entretien, un livre, une prise de parole spécifique après l’événement, peut permettre de marquer les esprits et faire considérer l’affaire comme terminée”, estime la présidente exécutive de Havas Paris.
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