Comment mieux lutter contre le cyberharcèlement ? Ces dernières années, le phénomène prend une ampleur inquiétante, soulignée par les médias et les scientifiques. Ainsi, selon une étude franco-canadienne publiée dans le Journal of Affective Disorders, menée auprès de 4 626 jeunes âgés de 15 à 23 ans, 19 % des personnes interrogées ont indiqué avoir déjà subi au moins une fois une forme de cyberharcèlement. Celui-ci est aussi reconnu par les politiques, qui mettent en place de nouvelles mesures. En France, le ministère de l’Education nationale a élaboré un questionnaire d’autodétection du harcèlement scolaire qui sera présenté à tous les élèves scolarisés du CE2 à la terminale après les vacances de la Toussaint. “Deux heures du temps scolaire seront banalisées à cette fin entre le jeudi 9 novembre et le mercredi 15 novembre”, a indiqué le ministère.
Mais, du côté des grandes entreprises technologiques, la mesure du problème ne semble pas encore avoir été prise. En témoigne encore, il y a quelques mois, la suggestion d’Elon Musk, propriétaire de la plateforme X (ex-Twitter), de supprimer la fonction de “blocage”, qui permet aux utilisateurs de couper les interactions avec des comptes considérés comme nuisibles.
Le design des réseaux sociaux peut amplifier les violences
Mais qu’est-ce exactement que le cyberharcèlement ? Il s’agit d’un acte agressif, intentionnel, mené par un individu ou un groupe utilisant des outils de communication numérique avec une inégalité de pouvoir entre les auteurs et les victimes. D’aucuns suggèrent que la définition devrait intégrer des caractéristiques supplémentaires, comme la nature “vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept”, de l’intimidation, l’anonymat relatif des harceleurs, qui n’est pas toujours possible dans l’intimidation non numérique, l’exposition potentielle et l’embarras de la victime à plus grande échelle.
Si les actes de cyberharcèlement relèvent bien de la responsabilité individuelle de personnes, des recherches récentes – dont une étude publiée par des chercheurs américains dans Current Opinion in Psychology – montrent que la conception de certains outils des plateformes de médias sociaux peut subtilement amplifier le harcèlement. Parmi eux, les outils qui facilitent l’accès aux profils des utilisateurs (pour retrouver facilement une cible), qui permettent l’exploration des comptes (afin de recueillir des informations sur la cible), ceux qui autorisent à modifier ses publications (pour changer ou effacer un message et nier toute forme d’intimidation), ou encore ceux qui favorisent les associations entre des groupes d’utilisateurs (qui permettent de distribuer la responsabilité du harcèlement en ligne). D’autres designs peuvent également augmenter l’exposition aux dangers du cyberharcèlement, notamment les outils qui mesurent la popularité (le nombre de likes, d’amis, etc.), qui poussent les utilisateurs à interagir de manière inconsidérée avec des inconnus pour obtenir une forme de validation sociale.
La victime type, une femme de 16-18 ans appartenant à une minorité sexuelle
Plusieurs professionnels de santé s’inquiètent de l’impact des comportements de violence en ligne sur la santé mentale des victimes. Chez ces personnes, on retrouve fréquemment des associations avec des états dépressifs, de l’anxiété ou la consommation de substances addictives. Les victimes de cyberharcèlement présentent également des taux significativement plus élevés de troubles psychologiques que les non-victimes (27,3 % contre 14,9 %), elles ont aussi des taux de risques suicidaires, pensées suicidaires et automutilations, plus importants que les non-victimes, en particulier chez les jeunes femmes. La littérature scientifique le montre bien : ces situations causent de la souffrance chez les victimes.
Mais quelles sont les caractéristiques qui augmentent les probabilités d’être victime ou auteur de cyberharcèlement ? Des chercheurs italiens ont tenté de répondre à cette question en compilant un ensemble d’études scientifiques sur le sujet. Selon leurs analyses, les personnes ciblées par le cyberharcèlement sont majoritairement des femmes, des jeunes de 16 à 18 ans et des personnes appartenant à une minorité sexuelle. Les victimes de cyberharcèlement vont aussi présenter plus fréquemment des problèmes d’adaptation sociale, des handicaps physiques, des préoccupations autour du poids et des troubles des conduites alimentaires (anorexie, boulimie, etc.). On retrouve aussi chez les victimes des antécédents de harcèlement traditionnel, puisque le cyberharcèlement peut être un prolongement du harcèlement scolaire.
L’auteur type, un homme plus âgé que sa victime, impulsif, antisocial
En ce qui concerne les auteurs de cyberharcèlement, les chercheurs constatent qu’il s’agit plus fréquemment d’hommes et d’individus avec une moyenne d’âge plus élevée que celle des victimes. Dans cette population, on retrouve aussi une prévalence importante d’expériences de négligence parentale et d’usage excessif des réseaux sociaux. Ils ont également de plus grandes difficultés à réguler leurs émotions et leur impulsivité. Ils manifestent aussi plus souvent des comportements antisociaux. Enfin, ils sont plus susceptibles d’avoir été eux-mêmes victime de cyberharcèlement par le passé.
Mais comment lutter contre ce phénomène ? Une des clés passe par la prévention chez les enfants et les adolescents, les parents, mais aussi auprès des personnels de l’Education nationale. On pourrait naïvement se dire que ce qui se passe sur Internet ne concerne pas l’école. Sauf que les dernières études sur ce thème montrent que le cyberharcèlement peut être un prolongement du harcèlement scolaire. Plusieurs études scientifiques recommandent d’ailleurs d’avoir recours à des programmes éducatifs au sein des établissements impliquant la formation des parents, ainsi que la mise en place de méthodes cohérentes dans l’école et des règles de classe très claires. En cas de cyberharcèlement avéré, plusieurs prises en charge se sont révélées efficaces, dont le renforcement de la surveillance en récréation, le soutien de la victime et des mesures disciplinaires contre les auteurs de violence.
Des actions complémentaires peuvent également être menées au niveau de la population générale. Des programmes ont ainsi permis d’obtenir la réduction des actes de cyberharcèlement, comme les formations à l’autodéfense numérique. Ces dernières visent à expliquer aux utilisateurs comment réagir : utiliser les systèmes de blocage, modifier ses paramètres de confidentialité ou utiliser les fonctionnalités de signalement des comportements inappropriés. D’autres interventions basées sur les comportements pro-sociaux ont également montré de bons résultats. Parmi elles, le fait de demander aux témoins d’intervenir en cas de violence sur les réseaux sociaux. Enfin, des actions de prévention expliquant que l’anonymat en ligne n’existe pas, même sous pseudonyme, se sont aussi révélées efficaces pour réduire le cyberharcèlement.
Les géants du numérique doivent aussi endosser leurs responsabilités dans la lutte contre le cyberharcèlement. Cela peut simplement passer par une amélioration de la communication autour de ce sujet sur les plateformes. Recourir à l’intelligence artificielle afin de mieux détecter les messages relevant du cyberharcèlement pourrait être efficace, par exemple, si ces systèmes parvenaient à dissuader les harceleurs de commettre des actes d’intimidation au moment où ils écrivent leurs messages. Enfin, la lutte contre le cyberharcèlement pourrait passer par l’utilisation de designs plus responsables sur les réseaux sociaux, comme l’amélioration des outils de gestion de la confidentialité ou encore la suppression des fonctions d’édition. Lutter contre le cyberharcèlement est un vaste chantier qui nous concerne tous. Mais nous devons exiger plus de la part des plateformes, en accord avec le Digital Services Act, le règlement européen qui vise à favoriser la lutte contre la haine en ligne.
Si vous êtes victime ou témoin de cyberharcèlement, vous pouvez appeler le 3018, sept jours sur sept de 9 heures à 23 heures, ou télécharger l’application 3018.
* Séverine Erhel est maître de conférences en psychologie cognitive à l’université Rennes II.
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