La sonnerie du téléphone le fait sursauter. Le nom, qui s’affiche sur l’écran, finit de l’inquiéter. Au bout du fil, Marine Le Pen. “Je voudrais te proposer de prendre la tête de liste pour les élections européennes.” Jordan Bardella reste perplexe. Nous sommes fin 2018, à quelques mois du scrutin. Le jeune homme a 23 ans. Porte-parole du parti d’extrême droite depuis quelques mois, il y a pris sa première carte à 16 ans. Longtemps, il a barboté dans l’écosystème frontiste, traînant dans les salles du Forum, ce drôle de bâtiment de la rue Jeanne-d’Arc où les jeunes du parti avaient élu domicile. Il y fait ses premières rencontres, est rapidement repéré, prend la tête de la fédération de Seine-Saint-Denis jusqu’à côtoyer le gratin frontiste, et recevoir, quelques années plus tard, cet appel de la patronne. Courtisé, il prend à peine le temps de la réflexion, demande un ou deux conseils. A Jean-Lin Lacapelle, notamment, historique du Front, qui lui dit de foncer. Marine Le Pen le prévient : il n’a pas le droit à l’erreur. Ce scrutin doit être le marchepied de la candidate défaite en 2017 pour s’imposer comme la première concurrente à Emmanuel Macron. “Si on termine deuxième, ça remet tout en cause”, lui glisse la députée du Pas-de-Calais.
Deal. Jordan Bardella conduira la liste du FN pour les élections européennes de 2019. Pour Marine Le Pen, le choix est stratégique. Il permet, d’abord, d’éviter de placer, encore, un Le Pen en tête de gondole. Un prête-nom plutôt qu’un patronyme repoussoir, ça vaut la peine d’essayer. Façon aussi pour elle, chef de parti, de s’éviter les désagréments des guerres de clan. En interne, plusieurs personnalités s’étaient déjà positionnées pour porter les couleurs bleu marine au Parlement européen. Sébastien Chenu ou Louis Aliot n’auraient pas dit non. Eric Zemmour aussi, à qui le parti a proposé la troisième place, lorgnait plutôt la première. Mais les querelles de parti, plus que tout, agacent la fille de Jean-Marie Le Pen. Elle tranche donc en brandissant sa carte jeune. Un profil neuf, lisse, issu d’un milieu populaire et pas encore affidé à telle ou telle chapelle, qui pourrait bien devenir un mariniste pur jus. La perspective est réjouissante. Bon élève, Jordan Bardella est assidu. A chaque réunion avant un passage média, il arrive préparé, fiches en main et bien peigné. “Il était très studieux, très travailleur, ça a participé à conforter le choix de Marine”, se rappelle Renaud Labaye, secrétaire général du groupe RN à l’Assemblée, qui traînait déjà dans les parages à l’époque. Le jeune candidat a compris les règles. Il ne prend pas trop de place, ne demande pas grand-chose. Oh, bien sûr, s’il restait une petite place éligible pour son amie Mathilde Androuët, ce serait bien aimable… Requête accordée. Pour le reste, c’est essentiellement Marine Le Pen qui boucle la liste.
On partageait une même conviction : que Marine était nulle
Jordan Bardella n’est pas seul pour autant. Il dispose déjà d’une petite équipe. Certains, comme François Paradol ou Pierre-Romain Thionnet, placé à la tête du mouvement jeune, sont toujours à ses côtés. D’autres ont dû être sacrifiés sur l’autel de la réussite. Allégements nécessaires pour siéger à la droite de la mère. Quelques-uns en conservent un souvenir amer. “Je me rappelle qu’avant que tout ça ne commence on se retrouvait tous dans un routier à Saint-Lazare, pour réfléchir à la manière de prendre le parti. On partageait une même conviction : que Marine était nulle et qu’il fallait la remplacer. Puis Jordan s’est fait prendre dans l’engrenage”, raconte l’un d’eux. D’évincer Marine Le Pen, il n’est plus question aujourd’hui. Et l’entourage de l’eurodéputé comme celui de la patronne s’appliquent à décrire les aspects d’une relation quasi filiale. “Il y a un côté chemin d’apprentissage, de l’adolescent au jeune adulte pour Jordan, vend un proche de Marine Le Pen. Le duo a progressé en même temps, lui a pris de l’épaisseur politique, et elle ce côté préparation au pouvoir.”
Cinq ans plus tard, les costumes de Jordan Bardella sont mieux taillés, et son pas plus assuré. Il se lance à nouveau dans la bataille européenne, toujours adoubé par Marine Le Pen. Une élection présidentielle est passée par là. Grâce à elle, le jeune protégé a hérité de la présidence du parti, dont souhaitait se délester son mentor, et d’un statut de n° 2, tabou en interne puisqu’il sous-entend l’existence d’une forme de concurrence. Parmi les cadres, on rivalise donc de formules pour tenter de faire comprendre aux journalistes qu’il n’existe aucune animosité entre la frontiste et son héritier. “Chez nous il n’y a pas de n° 1 et de n° 2, il y a un n° 1 et un n° 1 bis”, assure le vice-président RN de l’Assemblée Sébastien Chenu. Précision : “Il n’est pas question de minimiser le rôle du président du parti, qui n’est ni un enfant ni un perroquet, mais notre référent et notre candidate pour 2027 reste Marine Le Pen.” La mode est donc à la présentation du duo comme un “ticket gagnant”, façon présidente et Premier ministre. Une répartition des rôles mise au point, déjà, pendant la campagne présidentielle, qui permettait à la candidate d’extrême droite de se concentrer sur des sujets plus consensuels (comme le pouvoir d’achat) et de laisser Jordan Bardella taper dur et fort sur le régalien et le “grand remplacement”.
Ça va être son moment Darmanin
Le jeune premier, souvent taxé de plus identitaire, s’accommode de ce rôle. Pour ce deuxième scrutin, il entend d’ailleurs parler à la droite, et adopter un discours civilisationnel et ethnique, pendant que Marine Le Pen se concentre sur la prochaine présidentielle. Au parti, on regarde l’échéance comme un nouveau baptême du feu pour ce prodige fait maison au parcours sans faute qui doit désormais faire ses preuves en toute autonomie. Et sera aussi seul comptable de son bilan. Marine Le Pen, qu’il vouvoie toujours, a donc assuré qu’il gérerait seul les affaires de liste et de campagne. Au RN, on se le demande : placera-t-il ses fidèles, même ceux qui, comme Pierre-Romain Thionnet – dont la ligne est jugée trop dure –, ne font pas l’unanimité ? “Ça va être son moment Darmanin, analyse un ancien proche. Soit il s’écrase et la joue passif, soit il résiste et prend son indépendance.” Pour sa campagne, le président du parti d’extrême droite s’est entouré d’une équipe rapprochée. Mais les marinistes ne sont jamais loin. Plusieurs, comme le député Sébastien Chenu, lui ont déjà fait parvenir des notes sur la ligne à adopter. Il faudra composer avec eux. “Oui, Marine va laisser faire Jordan, concède un élu européen. Mais, idéologiquement, elle va baliser les deux côtés : il ne pourra parler ni d’économie libre ni d’identité réelle.” Et si Jordan Bardella a officiellement la main sur le contenu de la liste, une commission nationale d’investiture composée des membres du bureau exécutif (BE) sera chargée de valider les candidatures. Et en cas de désaccord ? “La majorité tranchera”, sourit un membre du BE.
D’autres, moins stratèges, s’inquiètent sincèrement de cette petite musique concurrentielle que semblent vouloir faire monter les médias, et que les partis adverses alimentent allègrement. En Macronie, par exemple, on ne tarit pas d’éloges sur les capacités de travail et d’orateur du jeune frontiste. Eric Zemmour, si prompt à qualifier Marine Le Pen de “gauchiste”, assure même : “Jordan Bardella a des idées que je ne peux pas réprouver puisque ce sont les miennes.” Bardella, enfant chéri de la Zemmourie ? L’idée n’est pas nouvelle. L’eurodéputé, lui, dit : “Nous ne sommes pas des clones, nous avons des sensibilités et des parcours différents.” Plutôt que du “ni droite ni gauche”, il se revendique de la “droite populaire”, avec une “fibre sociale”, considère les questions civilisationnelles et démographiques comme majeures. Mais il le sait aussi, au Front, point de salut dans la sécession. L’histoire du parti est là pour le lui rappeler, comme la célèbre phrase de Jean-Marie Le Pen adressée à son héritier Bruno Gollnisch : “Le destin des dauphins est parfois de s’échouer.”
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