Combien de temps ces records tiendront-ils ? L’année 2023 devrait sans doute être la plus chaude jamais observée de l’Histoire, a annoncé cette semaine Copernicus, l’observatoire européen du climat, après une suite quasi ininterrompue de records de chaleur à tous les échelons – local, national, régional – de la planète. Sous l’effet des émissions de gaz à effets de serre produites par l’homme depuis l’ère industrielle, l’atmosphère se réchauffe de plus en plus. Les scientifiques l’assurent, ces nouveaux paliers seront dépassés. Ils pourraient l’être d’autant plus rapidement avec l’installation dans le Pacifique d’El Niño, ce phénomène naturel qui s’ajoute depuis quelques mois au réchauffement climatique d’origine humaine et dont les premiers effets commencent à se faire sentir.
En Inde, le mois d’août a été enregistré comme le plus chaud et sec depuis le début des relevés, il y a plus d’un siècle. Aux Etats-Unis, le mois de juillet a vu les records de chaleur tomber les uns après les autres. L’Amérique latine a également connu des vagues de chaleur hivernales : le thermomètre a allègrement dépassé les 30 °C à São Paulo, au Brésil, il a tutoyé les 25 °C à Santiago, au Chili, des températures très inhabituelles pour la saison. “Les vagues de chaleur observées en Inde et en Amérique du Nord récemment [pourraient être liées à El Niño]”, avance prudemment Davide Faranda, chercheur du CNRS au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE) de l’université Paris-Saclay.
La faute à la hausse de la température de l’eau en surface du Pacifique Sud, qui a pour conséquence de réchauffer l’atmosphère, d’augmenter la température moyenne du globe et de favoriser les événements météo extrêmes. Apparu au mois de juin, ce phénomène va se renforcer durant l’automne, pour atteindre son paroxysme à la fin de l’année. “Pour le moment, on ne peut pas prédire l’intensité d’El Niño à la fin de l’année, il y a encore des phénomènes atmosphériques qui vont influer sur sa gravité”, précise l’océanographe Jérôme Vialard, de l’institut Pierre-Simon-Laplace (IPSL).
Conséquences en série
Complexe par ses implications météorologiques et les événements extrêmes qu’il engendre, le phénomène El Niño reste difficile à cerner. Mais il pourrait bien nous offrir un aperçu de ce que serait notre planète avec quelques dixièmes de degré de réchauffement supplémentaire. Ainsi, en mai dernier, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) estimait probable à 66 % que la température moyenne mondiale dépasse temporairement la barre symbolique de 1,5 °C de réchauffement pendant au moins une année entre 2023 et 2027. Soit le seuil de référence de l’accord de Paris, signé en 2015, et qui prévoit de contenir sous cette limite le réchauffement global par rapport à l’ère préindustrielle. “Cela ne veut pas dire que, dans les cinq prochaines années, nous dépasserions le niveau de 1,5 °C spécifié dans l’accord de Paris, car [celui-ci] fait référence à un réchauffement à long terme, sur de nombreuses années. Toutefois, il s’agit d’un nouveau signal d’alarme”, s’était inquiété Chris Hewitt, responsable des services climatologiques de l’OMM.
Chaleurs étouffantes, sécheresse, dérèglement climatique inédit : l’enfant terrible du Pacifique nous projette dans un avenir où les événements extrêmes sont à la fois plus récurrents et plus intenses. “El Niño nous fournit un avant-goût du climat futur, car, sans sa contribution à augmenter temporairement les températures globales, on observerait plutôt ces extrêmes en 2030-2040”, souligne Davide Faranda. Le phénomène a des conséquences régionales connues : hausse des précipitations en Amérique du Sud, sécheresse en Australie, vague de chaleur inédite en Inde.
Les effets attendus ne se limitent pas à la météo, elles entrent en collision avec d’autres crises, comme celle du blocus céréalier en Ukraine, en perturbant le cycle des cultures dans certaines régions et les grands équilibres de la production alimentaire mondiale. En juin, le patron de la Banque centrale indienne témoignait de son “inquiétude” sur le sujet agricole. Alarme partagée par la Thaïlande, qui soulignait l’impact à venir sur les denrées alimentaires.
Effet psychologique en Europe
En menaçant les récoltes, El Niño provoque la flambée des prix de certains produits. Comme le cacao, dont les tarifs mondiaux ont atteint 3 500 dollars la tonne environ, contre 2 400 dollars il y a un an. “Même si certains effets d’El Niño sont bien connus, on ignore encore l’implication et la localisation de ces risques. Cette variabilité climatique provoque de fortes incertitudes sur les marchés”, explique l’économiste Rémi Generoso, maître de conférences à l’université de Lille et chercheur associé à Paris-Nanterre. La baisse des populations de poissons, elle, est déjà bien documentée : “Dans l’est du Pacifique, El Niño stoppe l’arrivée d’eau froide qui apporte des nutriments à toute la chaîne alimentaire, ce qui entraîne un effondrement des stocks de biomasse dans la région”, explique l’océanographe Jérôme Vialard. Le Pérou a ainsi anticipé une forte baisse de la pêche des anchois, un secteur essentiel pour la fourniture d’oméga 3 aux élevages de poissons et d’animaux dont est fortement dépendant le pays.
L’Europe, malgré les récentes vagues de chaleur, devrait échapper aux conséquences directes d’El Niño. “Toutefois, si on passe la barre des 1,5 °C, il pourrait y avoir un impact psychologique”, prédit Jérôme Vialard. Une prise de conscience sur le chemin qu’il reste à parcourir pour tenter de limiter le réchauffement.
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