“Je pense que l’eau est un conducteur, l’eau a une mémoire, on sait ça.” Cet été, la vidéo de Christine and the Queens dissertant, dans une interview avec Mehdi Maïzi, sur son rapport à l’eau a diverti les réseaux sociaux. “Je pense, je vous le dis hein, que j’ai été sûrement un marin”, assure le chanteur (désormais genré au masculin), avant d’appeler à “s’en remettre à l’eau, à parler à l’eau, à aimer l’eau”. Mais cette sortie surréaliste a surtout confirmé la pérennité, dans la culture populaire, de l’un des grands serpents de mer des pseudosciences : la mémoire de l’eau.
Hasard du calendrier, le journaliste Patrick Cohen revient, dans son excellent documentaire Mystifications (diffusé ce soir sur France 5), sur une controverse scientifique qui fit couler beaucoup d’encre dans la France du mitan des années Mitterrand. Le 30 juin 1988, Le Monde annonce en Une “une découverte française qui pourrait bouleverser les fondements de la physique”. Selon les journalistes Franck Nouchi et Jean-Yves Nau, le docteur Jacques Benveniste et son équipe ont apporté la preuve “qu’une information biologique spécifique peut être transmise par de l’eau a priori pure ; ou encore que l’eau est capable de conserver le’souvenir’de molécules biologiquement actives ayant été à son contact mais qui, à la suite de dilutions répétées, ont fini par disparaître”. Pour le quotidien du soir, ce sont “les principes essentiels sur lesquels se sont construites la chimie, la physique et la biologie contemporaines” qui sont bouleversés, ce qui “ne peut que donner des cauchemars aux scientifiques du monde entier”. Dans un texte accompagnant l’article, Jacques Benveniste clame que ce “changement de mode de pensée n’est pas moins grand que lorsqu’on est passé avec la Terre de la platitude à la rotondité”. Poussant le bouchon très loin, il va jusqu’à se demander si on ne pourra pas “à partir de l’information passant sous le Pont-Neuf, reconstituer un Diplodocus”.
Cette annonce sensationnaliste du Monde précède de peu la publication, dans la prestigieuse revue Nature, d’un article de Jacques Benveniste et de son équipe intitulé “La dégranulation des basophiles humains induite par de très hautes dilutions d’un antisérum anti-IgE”. Le chercheur affirme être parvenu à activer une cellule sanguine avec une solution d’eau contenant un anticorps totalement dilué. Autrement dit, l’information biologique se serait conservée dans l’eau. Fait rare, l’article est accompagné d’un éditorial du directeur de Nature, John Maddox, qui fait part de son scepticisme et annonce l’envoi dans le laboratoire de Clamart d’une commission d’enquête. Celle-ci renforce encore la polémique, puisqu’on y retrouve, aux côtés de John Maddox et de Walter Stewart, spécialiste des fraudes scientifiques, un illusionniste, James Randi, qui avait démasqué le tordeur de petites cuillères Uri Geller. Des le 28 juillet, Nature publie un démenti, “hautes dilutions, une illusion”, concluant que l’expérience n’est nullement reproductible. La révolution annoncée par Le Monde, qui a pris fait et cause pour Benveniste, fait vite pschitt. Le journalisme scientifique a touché le fond de la piscine.
“Molécules fantômes”
Au départ, Jacques Benveniste n’avait pourtant rien d’un charlatan. En 1971, l’immunologiste découvre un facteur activateur des plaquettes sanguines, le PAF-acether, qui lui vaut une médaille d’argent du CNRS. Il est conseiller du ministre de la Recherche Jean-Pierre Chevènement de 1981 à 1983. Mais c’est aussi au début des années 1980 que Benveniste s’intéresse aux expérimentations de l’un de ses étudiants, le médecin homéopathe Bernard Poitevin. Celui-ci tente de prouver les effets de produits à “hautes dilutions”, et donc de justifier les fondements de l’homéopathie. Rappelons qu’un “remède” homéopathique s’obtient en diluant maintes fois ce que cette discipline considère comme le principe actif du remède. “30 CH” signifie par exemple qu’il a été dilué trente fois au centième. Pour donner un ordre de grandeur, cela représenterait un litre de solution dans… toute la galaxie de la Voie lactée. Comment un produit noyé dans de telles proportions qu’il ne reste plus rien selon la chimie classique pourrait-il avoir un effet ? On comprend dès lors mieux pourquoi la “mémoire de l’eau”, mettant en avant un effet moléculaire en l’absence même de la molécule, a suscité l’enthousiasme chez les partisans de l’homéopathie, comme chez ceux de la biodynamie qui procède également à des dilutions homéopathiques.
En mai 1988, Benveniste présente ses résultats au Congrès national d’homéopathie à Strasbourg. Il adopte un ton volontiers ésotérique, parlant de “molécules fantômes”, “d’empreintes moléculaires” d’une eau ayant conservé le “souvenir” des substances avec lesquelles elle a été en contact. C’est à ce moment-là que Libération titrera : “Homéopathie : le Pr J. Benveniste vérifie la mémoire de l’eau”. La formule ne pouvait que marquer les esprits.
Après ce bref moment de gloire médiatique, Jacques Benveniste perd toute crédibilité dans le monde scientifique, d’autant plus qu’on apprend que son laboratoire est financé depuis 1982 par les Laboratoires homéopathiques de France et par Boiron (le deux fusionneront en 1988). En 1989, l’Inserm se prononce pour un “non-renouvellement temporaire” de Benveniste à son poste de l’unité 200. Celle-ci est définitivement fermée quelques années plus tard.
Repêchée par le Pr Montagnier
Ayant par la suite abandonné l’eau pour une toute aussi chimérique “biologie numérique”, Benveniste meurt en 2004. Le Monde, encore une fois, rend hommage au paria, affirmant que “ses recherches faisaient plus que des vagues dans les eaux toujours agitées de la vérité scientifique”. C’est un autre scientifique de renom, ayant lui aussi entamé un naufrage aux yeux de ses pairs, qui va repêcher la mémoire de l’eau : Luc Montagnier. Le codécouvreur du virus du sida, Prix Nobel de médecine en 2008, se passionne pour les travaux de Benveniste, qu’il considère comme un “Galilée des temps modernes”, et s’associe à un de ses anciens collaborateurs, Jamel Aissa. Selon Montagnier, certains ADN de virus ou de bactéries émettraient des ondes électromagnétiques de basse fréquence dont l’eau garderait “trace”. Résultat : avec une méthode de détection de ces signaux électromagnétique, il serait possible de déceler et soigner bien des maux.
Un documentaire apologique, On a retrouvé la mémoire de l’eau, sera même diffusé en 2014 sur… France 5 (on lui préférera de loin celui de Patrick Cohen). Le professeur Montagnier y réalise devant la caméra une expérience censée téléporter de l’ADN. Figure de proue des antivax ayant multiplié des thèses farfelues sur l’autisme, la maladie de Lyme ou même le sida (il estimait qu’une bonne immunité naturelle protégeait du VIH…), Luc Montagnier meurt en 2022. Mais la mémoire de l’eau semble, elle, insubmersible, tant elle sert de bouée de sauvetage à des disciplines pseudoscientifiques, tout en stimulant l’imaginaire d’esprits aquatiques comme celui de Christine and the Queens.
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